Quelle place pour les Femmes musulmanes dans la production et transmission des savoirs religieux ? Partie 3

par | 23/03/19 | (Dé)construction

Tisser les fils de la mémoire collective et lire dans le silence de nos sources

Retrouvez ici la partie 1 et la partie 2 de cet article
Quelle fut la place des femmes musulmanes dans la production et la transmission des savoirs religieux ? Dans quelle mesure ont-elles participé à la transmission des ahadiths (paroles et actes rapportés du Prophète Mohammed), quel rôle ont elle joué dans les processus de raisonnement juridiques (fiqh), dans l’enseignement et la gestion des écoles religieuses, mais aussi dans la guidance spirituelle ? Quelles étaient les spécificités de leurs contributions ? Comment peut-on identifier et lire les sources historiques pertinentes ? Comment lire dans le silence des sources textuelles, et faire ressortir la voix et l’expérience de ces femmes dans textes majoritairement écrits par des hommes ? Que nous disent les efforts intellectuels de ces femmes musulmanes sur notre époque et notre rôle dans la production et la transmission des savoirs religieux.

 

Les limites dans la transmission des savoirs

Dans les parties précédentes, j’ai abordé quelques exemples des façons dont les femmes musulmanes ont contribué dans la production et la transmission des savoirs religieux en tant que muhadithates (transmetteuses de hadith), faqihates (juriste, savante en fiqh), muftiyates (donnaient des opinions juridiques), wa’izates (prédicatrices) et sufiyyates (guides spirituelles) dans la période prémoderne des sociétés islamiques (7e siècle jusqu’à la fin du 18e siècle). Quelles sont les limites de cette brève description ?

Tout en contrastant les lectures orientalistes du rôle des femmes dans les sociétés musulmanes, il faut garder un esprit critique et noter quelques limites :

• La plupart des femmes que j’ai cité faisaient partie des classes supérieures, d’une élite intellectuelle, et étaient pour la grande majorité filles de savants et d’éminents juristes.

• La période que j’ai couverte est une époque où les sociétés musulmanes étaient fondées sur des structures sociales profondément inégalitaires, en termes de classe, mais qui reposaient également sur l’esclavage. Les savoirs produits et transmis par les hommes et les femmes des classes populaires ainsi que par les musulman.es réduites à l’esclavage ne sont pas pris en compte dans ces sources textuelles ; à l’exception des exemples d’esclaves affranchis comme Rabi’a.

• Aussi, si les femmes que j’ai citées pouvaient enseigner dans les maisons, les rues et les mosquées ; elles restaient cantonnées au milieu informel. A quelques exceptions près, elles n’ont pas occupé de positions officielles auprès des institutions juridiques ou politiques.

 

Quelles leçons en tirer pour notre époque ?

Etant donné que leurs compétences et autorité scientifique étaient respectées, l’exclusion des femmes dans ces positions n’étaient pas due à un interdit religieux ou à un rejet sociétal, mais bien à des logiques de pouvoir et de domination patriarcale. Ces logiques de domination perdurent jusqu’aujourd’hui dans les institutions étatiques et religieuses, et bien évidemment cela va au-delà des contextes musulmans.

On peut se demander donc :

• Si les femmes dans les sociétés musulmanes prémodernes pouvaient répondre aux critères très exigeants de production et de transmission du savoir religieux, et même exceller dans ce domaine ; et s’il n’existe aucun interdit religieux pour qu’elles étudient, interprètent, transmettent, prêchent aux hommes et aux femmes ;

• Pourquoi la présence des femmes et leur leadership dans les sphères religieuses islamiques posent elle problème aujourd’hui ?

• Pourquoi l’héritage qui nous est transmis se concentre uniquement sur la piété, l’obéissance et la pudeur des femmes du prophète et des sahabiyates, et

• Pourquoi n’est-il jamais fait mention de ces femmes érudites, de leurs débats constructifs avec les autres savants, de leurs désaccords, de leur leadership etc… ?

 

Lire dans le silence des sources textuelles pour faire ressortir la voix des femmes

Comment devons-nous appréhender ces sources, ces biographies majoritairement écrites par des hommes, et comment pouvons-nous faire ressortir la voix et l’expérience des femmes de ces textes androcentrés ?

Pour apporter quelques éléments de réponse à cette question je me repose sur les travaux de Omaima Abou-Bakr, et notamment son article Rings of Memory où elle pose la question de l’invisibilité textuelle des femmes dans cette histoire documentée par des hommes. Les autres travaux sur le sujet que je vous conseille de lire sont ceux Leila Ahmed et de Mohja Kahf.

Crédit photo : Capture de la vidéo sur les Muhaddithat réalisée par Norhayati Kaprawi 

Il faut savoir que les mêmes questionnements ont été soulevés par des historiennes féministes spécialisées sur le Moyen-âge en Europe comme Ruth Evans. Comment penser les liens entre l’Histoire et l’historiographie, la réalité et la représentation. Ruth Evans parle par exemple de « ventriloquie » (ventriloquism) et met l’accent sur le rôle joué par les auteurs, masculins, ces ventriloques, dans la construction sociale des femmes dont ils relatent les faits, faits qui sont des représentations biaisées de la réalité.

Lorsque l’on explore ces sources, il faut donc garder à l’esprit les limites :

• Les descriptions des femmes dans les dictionnaires bibliographiques sont souvent brèves et les auteurs, des hommes, ont sélectionné ce qu’ils considéraient importants pour la postérité, comme le caractère moral, la piété etc.. ;

• Ces auteurs ne s’intéressaient pas aux questions d’émancipation des femmes ni au rôle joué par le genre dans l’accès à l’éducation et au savoir ;

• Enfin ces sources ne prennent pas en compte les préoccupations des femmes, leur vie quotidienne et leur routine, éléments que l’on ne peut que deviner en lisant dans le silence des sources, ou en faisant un travail de recherche dans l’histoire orale.

Il faut donc se poser plusieurs questions en appréhendant ces textes :

• Quelle représentation de la femme en question est véhiculée et est-ce que cela correspond à la réalité? (en comparant avec d’autres écrits et en prenant en compte les facteurs historiques, leur milieu social etc..)

• Qui sont les auteurs et en quoi l’image qu’ils peignent de cette femme peut servir les objectifs et les représentations véhiculés par leur environnement socio-historique ?

En d’autres termes ces sources textuelles nous informent sur la construction sociale et culturelle mais ne peuvent pas être considérées comme des représentations exactes des réalités vécues par ces femmes.

Pour Omaima Abou-Bakr, les œuvres conservées, même écrites par des hommes, sont une source d’information inestimable. Il faut néanmoins renverser la dynamique, de textes écrits sur les femmes à des textes écrits par les femmes. Pour cela elle suggère de creuser dans la mémoire écrite et orale, pour créer ce qu’elle appelle une « visibilité textuelle » des femmes musulmanes dans l’Histoire.

Rendre la visibilité textuelle aux femmes du passé est essentielle pour ré-affirmer la légitimité des femmes musulmanes aujourd’hui, à participer dans la transmission et la production de savoirs religieux. Je vous invite donc à lire ces sources à la lumière de nos contextes actuels, afin de tisser les fils de la mémoire collective entre les générations du passé et celles du présent.

Conclusion

Enfin, je ne pouvais pas finir cette intervention sans évoquer mes héroïnes contemporaines, celles sans qui je n’aurai pas été dans la mesure d’aborder ce sujet aujourd’hui, Omaima Abou Bakr, Mulki-Al Sharmani, Ziba Mir-Hosseini, Zainah Anwar, Jana Rumminger, amina wadud, Marwa Sharafeldin, Hala Al Karib, Zahia Jouirou, Asma Lamrabet et toutes les autres femmes avec qui j’ai la chance de travailler au quotidien à Musawah, mais également d’autres figures qui m’inspirent dans leurs écrits telles que Fatima Mernissi, Mohja Kahf et bien d’autres.

Je pense aussi à ces femmes qui aujourd’hui investissent les sphères du savoir religieux, notamment au réseau de savantes indonésiennes, ALIMAT qui a lancé pour la première fois, un majliss de fatwas émises par des femmes pour les femmes.

Pour finir, je souhaite aussi rendre hommage à toutes les femmes qui m’entourent, à mes grand-mères qui bien qu’elles ne soient pas lettrées sont des puits de sagesse et de savoir, à cet héritage oral transmis par nos mères, par nos tantes, par nos sœurs de sang mais aussi nos sœurs de lutte, héritage que nous nous efforçons de nous réapproprier et que nous devons valoriser au titre de savoirs légitimes. Car comme le dit Amina Wadud, « Our experiences matter, our lived realities matter » : nos expériences comptent, nos réalités vécues comptent.

Références :

– Al-Sa’di, Hoda, and Omaima Abou-Bakr. al-Mar’a wa-al-hayat al-diniyya fi al-‘usur al-wusfa (Women and Religious Life in the Middle Ages) Cairo: The Women & Memory Forum, 2001.
– Ahmed, Leila. Women and Gender in Islam: Historical Roots of a Modern Debate. New Haven: Yale University Press, 1992.
– Abou-Bakr, Omaima. “Rings of Memory: “Writing Muslim Women” and the Question of Authorial Voice.” In: The Muslim World, 2013, 103: 320-333
– Dryer, Elizabeth “Whose Story Is It? The Appropriation of Medieval Mysticism,” Spiritus: A Journal of Christian Spirituality, 4, no. 2 (2004), 151–172: 151.
– Evans, Ruth, and Lesley Johnson, eds. Feminist Readings in Literature. London and New York: Routledge, 1994.
– Kahf, Mohja. “Braiding the Stories: Women’s Eloquences in the Early Islamic Era”, in Windows of Faith, ed. G. Webb (New York: Syracuse University Press, 2000), 147-171:159.
– Lapidus, Ira M. A History of Islamic Societies. Cambridge: Cambridge University Press, 2014.
– Ruys, Juanita. “Playing Alterity: Heloise, Rhetoric, and Memoria,” in Maistresse of My Wit: Medieval Women, Modern Scholars, eds. L. D’Arcens and J. Ruys (Turnhout: Brespols Publishers, 2004), 211–235: 212.
– Scott, Joan. “Gender: A useful Category for Historical Analysis.” American Historical Review 91, no.5 (1986): 1053-75.
– Spellberg, Denise. « History Then ,History Now: the Role of Medieval Islamic Religio-Political Sources in shaping the Modern Debate on Gender. » In Sonbol, Amira (ed.). Beyond the Exotic: Women’s Histories in Islamic Societies. Cairo: The American University in Cairo press 2005. pp. 3-14
– Rhoded, Ruth. Women in Islamic Biographical Collections: From Ibn Sa ‘d to Who’s Who. Boulder and London: Lynne Rienner Publications, 1994. Introduction. pp. 1-14, Conclusion, pp. 135-141
Article écrit à partir de l’intervention de Sarah Marsso à l’occasion du festival féministe Lallab Birthday #2 qui, pour fêter les deux ans de Lallab le 6 mai 2018, célébrait les héritières.

Crédit Photo Image à la une : Gathering de Farsaneh Faris Moayer

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