Quelle place pour les Femmes musulmanes dans la production et transmission des savoirs religieux ? Partie 2

par | 22/03/19 | (Dé)construction

Tisser les fils de la mémoire collective et lire dans le silence de nos sources

La première partie de cet article a été publié ici 
Quelle fut la place des femmes musulmanes dans la production et la transmission des savoirs religieux ? Dans quelle mesure ont-elles participé à la transmission des ahadiths (paroles et actes rapportés du Prophète Mohammed), quel rôle ont elle joué dans les processus de raisonnement juridiques (fiqh), dans l’enseignement et la gestion des écoles religieuses, mais aussi dans la guidance spirituelle ? Quelles étaient les spécificités de leurs contributions ? Comment peut-on identifier et lire les sources historiques pertinentes ? Comment lire dans le silence des sources textuelles, et faire ressortir la voix et l’expérience de ces femmes dans textes majoritairement écrits par des hommes ?Que nous disent les efforts intellectuels de ces femmes musulmanes sur notre époque et notre rôle dans la production et la transmission des savoirs religieux.

 

La réémergence des femmes savantes (cheikhas)

On assiste à une réémergence des femmes cheikhas, savantes religieuses, au milieu du 9e siècle. Après plus de 250 années de silence, comment peut-on expliquer ce renouveau ? Les historiens et historiennes avancent trois raisons principales. Tout d’abord, les nouveaux développements dans les sciences religieuses et notamment la consolidation des corpus de hadith dans les Sahih (Bukhari et Muslim) ont permis d’assouplir les critères d’accès et de participation à ces sciences. Ensuite, l’acceptation de la transmission écrite (et non orale) des ahadiths a également facilité la participation des femmes car elles n’avaient plus besoin de partir en voyage, de faire des rihlas pour récolter les narrations. Enfin, c’est le système de transmission intrafamilial de ces sciences au sein de grandes familles de savants qui a permis aux femmes faisant partie de cette élite intellectuelle d’avoir accès à ces connaissances au même titre que les hommes.

Ces femmes qu’on a appelé les muhadithates étaient des expertes dans le domaine des ahadiths et de leur interprétation. Récemment l’auteur Muhammad Akram Nadwi a publié une encyclopédie de 57 volumes sur les muhadithates depuis les premières décennies de l’Islam jusqu’au temps contemporain. Si son ouvrage est une source d’information incommensurable, l’auteur reste malheureusement assez factuel et n’offre pas d’analyse historique et notamment pas de perspective genre. D’autres auteures l’ont fait, dont Omaima Abou Bakr, Jonathan Berkey et  Hoda Al Saada.

On peut lire dans les biographies de ces femmes savantes les détails sur la nature de leur travail, leur milieu social mais également leurs méthodes d’enseignement et les environnements mixtes dans lesquels elles évoluaient, ce qui est un élément intéressant à prendre en compte lorsque l’on pense à la façon dont les sciences islamiques sont enseignées aujourd’hui…

L’enseignement dans les sociétés islamiques prémodernes se déroulait de manière informelle au sein de cercles d’étude (majliss al ‘ilm) dans les mosquées, parfois même dans les rues ou les places publiques dans les grandes villes. Les savants et savantes donnaient des conférences publiques et les individus intéressés se rassemblaient autour de ces personnalités pour apprendre, et disséminer à leur tour les connaissances acquises.

Les étudiants participaient à un majliss jusqu’à ce qu’ils aient jugé avoir acquis ce dont ils avaient besoin, puis ils se dirigeaient vers un autre majliss pour acquérir d’autres connaissances. On peut voir que le processus à l’époque était plus flexible, et plus démocratique en un sens qu’aujourd’hui. Enseigner dans un majliss n’était pas une chose aisée, car avant de débuter les étudiants évaluaient l’enseignant en posant plusieurs questions précises pour tester ses connaissances. Ce processus d’évaluation et de sélection intransigeant s’appliquait également aux femmes, et leur présence dans ce domaine prouve leur haute qualification. Il faut également noter que leurs compétences ne se limitaient pas à la transmission de hadith, mais s’étendaient également à la maîtrise des règles juridiques (ahkam), l’histoire, la logique, l’éthique et la philosophie.

Une fois l’enseignante jugée compétente, la méthode d’enseignement suivait un processus très précis, où dans un premier temps les étudiants devaient écouter (sam’), puis réciter ce qui a été mémorisé (qira’a), et enfin faire preuve d’esprit critique et écrire leurs commentaires, pour que l’enseignante puisse lui donner une certification (ijaza). Et c’est notamment à travers ces ijazas que l’on a pu découvrir que de nombreuses femmes ont donné des certifications à de grandes figures de la tradition musulmane.

Donner des ijazas n’était pas à la portée de tout le monde, il fallait remplir des critères stricts de légitimité et de précision intellectuelle, ainsi qu’être reconnu comme autorité savante par ses contemporains. Critères exigeants que remplissaient de nombreuses femmes ; comme le montre le fait que le grand juriste et théologien Ibn Hajar a cité 53 femmes auprès desquelles il a étudié, tandis que Al- Sakhawi mentionne avoir obtenu des ijazas, des certifications auprès de 68 femmes.

Leadership religieux et spirituel

Parmi ces muhhadithates on peut citer Shaykha Shuhda bint Aúmad bin al-Faraj (12e siècle) qui était connue sous le nom de fakhr a nisa (la fierté des femmes) et qui donnait de grandes conférences publiques à la mosquée de Bagdad. L’historien ibn Khaliqan dans son livre wafiyat al a’ian (volume 5) témoigne que de nombreux savants ont étudié auprès d’elle, qu’à elle seule elle attirait un public très large, des plus jeûnes aux plus âgées ce qui atteste de sa stature et de sa notoriété. L’exemple de Shaykha Shuhda prouve également que les femmes étaient autorisées d’enseigner dans les mosquées, devant de grandes assemblées et qu’elles n’étaient pas confinées à l’enseignement dans leurs maisons.

On peut également citer l’exemple de Aicha bint Ali Bin Mohammed Bin Nasarallah, qui était une savante hanbalite (1359-1436 14/15e s), qui a enseigné à de nombreux imams, et qui était une experte reconnue de la sira (biographie du prophète) mais également des outils du fiqh (analyse juridique). Aicha a été amenée à voyager d’Egypte à la Palestine pour transmettre ses connaissances à de grandes figures savantes contemporaines.

Une autre caractéristique intéressante qui ressort de ces biographies, ce sont les titres que l’on a donné à ces femmes. Dans son ouvrage Materials on Muslim Education, Arthur Stanley Tritton mentionne les titres de « Sitt al-wuzara » (La grande dame des ministres), ou de « Sitt al fuqaha » (La grande dame des juristes). Certaines d’entre-elles se sont même vues donner le titre de « dhat riyasa », de leader, ce qui voulait dire qu’elles étaient l’autorité suprême sur une spécialité, titre qu’elles obtenaient après avoir remporté un débat public avec d’autres savants experts en la matière. (Makdisi, Rise of Colleges).

Malheureusement, la plupart des travaux écrits de ces femmes savantes sont perdus, et nous avons connaissance de leur existence qu’à travers la mention des titres de leurs ouvrages par leurs étudiants et leurs contemporains. Ceux-ci évoquent par exemple que leurs enseignantes ont pu écrire des questions de fiqh (masa’il fiqhiya), des opinions juridiques (fatawas), des interprétations et commentaires (ta’aliq wa shuruh). On note aussi parfois la mention qu’un savant aurait compilé des travaux pour telle ou telle personnalité, ce qui nous indique que c’étaient les hommes scribes qui étaient chargés de préserver et compiler les opinions juridiques des femmes.

Crédit Photo : Capture de la vidéo sur les Muhaddithat réalisée par Norhayati Kaprawi 

Nous retrouvons également des traces dans les correspondances épistolaires entre les savants et savantes pour échanger des informations, des opinions mais également pour débattre de problématiques scientifiques et religieuses. Al Sakhawi par exemple a compilé ses correspondances avec Fatima (1451) la fille du juge Kamal al-Din Mahmud, leur relation était amicale, ils échangeaient des anecdotes personnelles, des poèmes qu’ils critiquaient mutuellement, mais également des opinions juridiques (fatawas). Ce qui montre que leurs échanges étaient placés sur un pied d’égalité.

Certains historiens ont avancé que l’autorité de ces femmes était restreinte par leur incapacité d’interagir directement avec les étudiants hommes, c’est le cas notamment de Jonathan Berkey dans son ouvrage Women and Islamic Education. Mais les exemples que j’ai cité de correspondances et d’enseignement dans les mosquées contredisent cette hypothèse.

Un autre contre-exemple est la pratique de ce qu’on appelait des « Mujawara », lorsque des voyageurs, hommes ou femmes s’installaient aux alentours des lieux saints (la Mecque, Médine ou Jérusalem) pour vivre une vie de piété et de méditation. Lorsque les premières madrassas (écoles) sont nées, beaucoup se sont installées autour de ces voyageurs (mujawirun) pour qu’ils transmettent leurs savoirs. Dans leurs compilations Ibn Hajar et Al Sakhawi mentionnent que des femmes figuraient parmi les mujawirun, et qu’elles interagissaient avec les hommes. Certaines femmes étaient également connues pour leur prêches, comme Taj al-nisa’ bint rustum bin tabi al raja al- Asbahani  (1504) qui avait le titre de « Shaykhat al –haram » c’est-à-dire le titre officiel de savante de la grande mosquée de la Mecque.

Enfin, de nombreuses femmes ont choisi la voie mystique soufie, les ‘abidates ou sufiyyates.  Abu Abd al-Rahman al-Sulami (936-1021) a écrit un dictionnaire bibliographique sur ces femmes soufis, (dhikr al-niswa al-muta’abbidat al sufiyyat), on retrouve également des traces de leur présence dans les commentaires des exégèses coraniques (tafsirs) ou dans les poèmes. Aziza Ouguir montre dans ses recherches que les savants issus de la tradition mystique soufi des sociétés islamiques prémodernes ne distinguaient pas les hommes des femmes, qu’ils considéraient comme leurs égales aux yeux de Dieu. Aussi les écrits de Ibn Arabi et de Ibn Taymiyya attestent que ces femmes avaient occupé des postions de leadership religieux et étaient reconnues pour leur piété et sagesse.

Une des figures les plus célèbres est celle de Rabia al Adawiyya (720-801), esclave affranchie originaire de Basra, en Iraq, qui a alimenté pendant des siècles et alimente encore les enseignements soufis, et notamment à travers ses poèmes relatant son amour inconditionnel pour Dieu. Rabi’a a refusé les maintes demandes en mariage qu’on lui a faite. Elle a réussi à dépasser les catégories sociales dans lesquelles on enfermait les femmes, elle n’était en effet, ni épouse, ni esclave ni en dessous de quelconque autorité masculine, la seule autorité à laquelle elle se soumettait était Dieu, un être non genré.

Il existe évidemment bien d’’autres femmes mystiques soufi moins connues ; Fatima de Nishapur, Fatima de Cordoba, Aicha de Damas, et de nombreux auteurs ont consacré des ouvrages à ce sujet, je vous conseille notamment les travaux sur les femmes mystiques musulmanes de Azad Arezou.

SUITE DE L’ARTICLE 

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Partie 3/3

 

Références :

– Al-Sa’di, Hoda, and Omaima Abou-Bakr. al-Mar’a wa-al-hayat al-diniyya fi al-‘usur al-wusfa (Women and Religious Life in the Middle Ages) Cairo: The Women & Memory Forum, 2001.
– Al-Sakhawi, Muhammad b. ‘Abd al-Rahman. Al-Daw’ al-Lami’ li-Ahl al-Qarn al-Tasi’. Cairo: Maktaba al-Qudsi, 1936.
– Al-Sulami, Abu ‘Abd al-Rahman. Dhikr al-Niswa al-Muta’abbidat al-Sufiyyat (Mention of worshipping mystic women), ed. M. M. al- Tanahi (Cairo: al) Hai’a al-misriya al-‘amma lil-kitab, 1999).
– Al- Zarkashi, Muhammad b. Bahadur. Al-Ijaba li-Irad ma Istadrakathu ‘Aisha ‘ala al-Sahaba. Beirut : al-Maktab al-Kutubal-‘Ilmiya, 2000.
– Azad, Arezou. “Female Mystics in Medieval Islam: The Quiet Legacy.” In: Journal of the Economic and Social History of the  Orient, 2013, 56: 53-88.
– Berkey, Jonathan. The Transmission of Knowledge in Medieval Cairo: A Social History of Islamic Education. Princeton, NJ: Princeton University Press, 1992. Chapter 6. pp. 161-181.
– Ibn Hajar al-‘Asqalani, Ahmad b. ‘Ali. al-Durar al-Kamina fi A’yan al-Mi’a al-Thamina. Cairo: Dar al-Kutub al-Haithda, 1966. Ibn Sa’d, Muhammad. Kitab al Tabaqat al Kabir, Leiden: E.J. Brill, 1904_18.
– Lapidus, Ira M. A History of Islamic Societies. Cambridge: Cambridge University Press, 2014.
– Makdisi, George. The Rise of Colleges. Edinburgh University Press, 1981.
– Norhayati Kaprawi, October 2018. Video on Muhaddithat : https://www.youtube.com/watch?v=dKX8cmWOxr8&feature=youtu.be
– Ouguir, Aziza. 2013. Female Religious Agents in Morocco: Old Practices and New Perspectives.
– Spellberg, Denise. « History Then ,History Now: the Role of Medieval Islamic Religio-Political Sources in shaping the Modern Debate on Gender. » In Sonbol, Amira (ed.). Beyond the Exotic: Women’s Histories in Islamic Societies. Cairo: The American University in Cairo press 2005. pp. 3-14
– Sayeed, Asma. “Women and Hadith Transmission: Two Cases from Mamluk Damscasus.” In: Studia Islamica, 95, 2002: 71-94
– Sayeed, Asma. Women and the Transmission of Religious Knowledge in Islam. Cambridge: Cambridge Univeristy Press, 2013. Sonbol, Amira. 1996. The New Mamluks: Egyptian Society and Modern Feudalism. New York: Syracuse University Press, 2000.
– Tucker, Judith. In the House of Law: Gender and Islamic Law in Ottoman Syria and Palestine. Cairo: American University in Cairo Press, 1999

 

Article écrit à partir de l’intervention de Sarah Marsso à l’occasion du festival féministe Lallab Birthday #2 qui, pour fêter les deux ans de Lallab le 6 mai 2018, célébrait les héritières.

Crédit Photo Image à la une : Capture de la vidéo sur les Muhaddithat réalisée par Norhayati Kaprawi

 


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