Des prolétaires silencées aux sultanes oubliées : Fatima Mernissi ouvre les voix/voies

par | 29/11/17 | Portraits

A l’occasion de l’anniversaire du décès de Fatima Mernissi, je souhaitais lui rendre un hommage / femmage et vous montrer pourquoi il est important de la lire, de la relire, de diffuser ses écrits et de se rappeler de son travail d’éclaireuse. Elle a ouvert la voie aux interprétations féministes des textes sacrés et sa vie et son œuvre sont intrinsèquement liées à la notion de sororité, si chère à Lallab !

 

 

 Sa vie : la sororité en action

 

Mernissi passe son enfance dans un harem dans le Maroc des années 1940-50, au moment où les nationalistes luttent contre la colonisation et accèdent à l’indépendance. Qu’est-ce qu’un harem ? C’est une maison entourée de quatre murs que seuls les hommes peuvent franchir librement. Elle saisit dès sa petite enfance la notion de « hudud », de frontière, dans un milieu très fortement marqué par la séparation hommes/femmes, privé/public, libre/enfermé. Cette notion reviendra tout au long de son travail, interrogeant sans cesse les barrières que rencontrent les femmes sur leur chemin.

Le harem n’est pas cet endroit rempli de femmes lascives et désirantes qu’imaginent les peintres orientalistes, mais bien un lieu d’enfermement au sein duquel des femmes se révoltent. Mernissi fait l’expérience de la sororité dès son plus jeune âge, en voyant sa mère et ses tantes se rebeller contre le patriarcat qui les retient prisonnières : elles convoquent différentes figures féminines par le conte, le chant, la lecture pour s’échapper au moins symboliquement des murs de la maison.

 

Il y a d’abord Shéhérazade, la conteuse des Mille et une nuits, convoquée pour son intelligence et sa maîtrise de la langue. Mernissi remarque avec malice dans Le Harem et l’Occident le fossé qui sépare la conception occidentale d’une Shéhérazade hyper sexualisée et dépolitisée, alors même que c’est une femme forte qui stoppe un féminicide perpétré par son époux. Pour rappel, ce dernier, après avoir été cocufié par sa première femme, s’est engagé à assassiner chaque nuit une de ses courtisanes afin de venger son humiliation. Shéhérazade met fin au massacre en le tenant en haleine chaque nuit par ses récits merveilleux, remplis de figures de femmes subversives.

Mernissi et ses tantes s’inspirent également des grandes chanteuses de l’époque dans leurs rêves de liberté : Oum Koultoum bien sûr, mais surtout la syro-libanaise Asmahan et sa vie romanesque de femme libre d’aimer et de voyager.

Enfin, c’est par la lecture que les femmes de la famille tentent de s’évader : elles qui n’ont jamais été alphabétisées forcent leurs maris à leur lire à voix haute les écrits des féministes égyptiennes du début du 20ème siècle. Leurs paroles d’égalité résonnent haut et fort entre les murs du harem !

 

Odalisque à la culotte rouge, Henri Matisse (1869-1954)

 

La jeune Fatima bénéficie quant à elle du projet des nationalistes marocains : elle échappe au sort de sa mère et de ses tantes, et passe la porte du harem chaque jour pour se rendre à l’école.

Sa mère reporte tous ses espoirs de libertés sur sa fille et la charge d’une mission : « Tu vas changer le monde toi, n’est-ce pas ? Tu vas conduire des voitures et des avions comme Touria Chaoui. Tu vas créer une planète sans murailles ni frontières, où les gardiens seront en vacances tous les jours de l’année. » (Extrait de son ouvrage Rêves de femmes, Une enfance au Harem)

Tout au long de sa vie, elle poursuit ces engagements aux côtés des femmes pour les femmes, notamment au sein de l’Association des femmes africaines pour la recherche et le développement, à partir de 1977, ou encore avec Musawah, mouvement pour l’égalité et la justice au sein des familles musulmanes.

Elle a également payé le prix fort de certains de ses engagements, contre la guerre du Golfe ou encore lorsqu’elle a pris place sur une flottille de femmes en direction de Gaza, ce qui lui a valu une certaine ostracisation dans le monde arabe.

 

Son œuvre nous fournit les armes de nos combats

 

Les femmes sont toujours au centre de son œuvre : à la fois en tant que sociologue du travail lorsqu’elle s’intéresse aux femmes prolétaires et paysannes du Maroc, mais également dans ses relectures des textes fondateurs de la religion musulmane.

Sa thèse majeure est que les graves atteintes à la liberté des femmes dans les pays dits « islamiques » ne trouvent pas tant leur origine dans les sources scripturaires que dans des formes de contrôle théorisées dans un second temps de l’Islam.

Dans Le harem politique, elle écrit : « Être prophète (…) consiste à pousser les gens à aller aussi loin que possible, à tendre vers une société idéale. (…) Mohammed était définitivement un prophète, un constructeur d’horizons si vastes que les contempler simplement donne le vertige » (p.194). Elle y expose le projet révolutionnaire en matière d’égalité hommes-femmes porté par Muhammad et présente les raisons de son échec aux vues du contexte défavorable de l’époque. Elle semble nous inviter à nous ressaisir de cet esprit égalitaire qui agite les débuts de l’islam et à continuer ce travail de re-contextualisation des révélations et des hadiths (ndlr : paroles rapportées de Muhammad).

Ses longues recherches l’amènent à la conclusion que : « Nous, femmes musulmanes pouvons marcher dans le monde moderne avec fierté, sachant que la quête pour la dignité, la démocratie et les droits humains, pour la pleine participation dans les affaires politiques et sociales de notre pays, ne proviennent pas de valeurs occidentales importées, mais font véritablement partie de la tradition musulmane ».

 


Crédit photo : Tumblr The Woman project

 

La force du travail de Mernissi, c’est qu’elle déconstruit la maison du maître « avec les outils du maître » (pour détourner la formule d’Audre Lorde) : elle s’appuie sur les sources et les méthodes de la jurisprudence, elle avance sur le terrain et avec les critères formulés par les oulémas (ndlr : théologiens) pour leur démontrer que les conditions qu’ils ont eux-mêmes définies concernant la validité de certains hadiths ou les interprétations de certains versets ne tient pas, justement lorsque cela concerne les femmes. Elle dit : « Enorme est la tâche de celui qui veut retourner aux sources ! J’ai donc lu, armée de cette farouche volonté de connaissance, Tabari et les autres auteurs (…). Et ce, pour comprendre et éclairer le mystère de cette misogynie que doivent affronter les femmes musulmanes en 1986. » (Le Harem Politique, p.17) Et nous d’ajouter… 30 ans plus tard, en 2017 !

 

L’exemple le plus frappant concerne le rôle politique des femmes musulmanes. Face à l’élection des premières députées au parlement marocain, la rumeur populaire enfle : le hadith court sur toutes les lèvres, jusqu’à ce qu’il arrive aux oreilles de Mernissi : « Ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme » (rapporté par Bukhari).

Interrogeant le bien-fondé de cette parole attribuée au Prophète de l’islam, Mernissi démontre, preuves à l’appui, qu’il a été forgé de toutes pièces. Elle poursuit ses recherches en remontant dans l’histoire et exhume du passé les « sultanes oubliées » (ou plutôt occultées !) qui ont régné sur des pays musulmans de l’Indonésie à la Mongolie, en passant par le Yémen.

 

Mernissi n’a eu de cesse de donner à entendre des voix inaudibles, celles des femmes de sa famille ou des prolétaires marocaines, ou oubliées, comme les reines du passé ; mais elle a surtout ouvert une voie : celle de la relecture des textes selon leurs contextes, pour être plus fortes, moins dépendantes des lectures faites pour nous, mais sans nous, et donc au final contre nous.

 

Soyons ce que Mernissi appelait des « Shéhérazade modernes », contemporaines : ne nous arrêtons plus de parler à l’aube, mais plutôt saisissons-nous des moyens de communication qui sont à notre disposition pour faire porter nos voix, chacune avec ses spécificités, à toute heure du jour ou de la nuit – via Twitter, Youtube, Instagram et bien sûr Lallab, parce que : « La dignité c’est d’avoir un rêve, un rêve fort qui vous donne une vision, un monde où vous avez une place, où votre participation, si minime soit-elle, va changer quelque chose » (Rêves de femmes, Une enfance au Harem).

 

Article écrit par Diane, membre du collectif Musulmanes en mouvement

 

Crédit photo à la une : Amy Toensing

 

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