Jehan Lazrak-Toub : journaliste engagée

par | 28/11/16 | Portraits

C’est autour d’un déjeuner que j’ai l’occasion de rencontrer Jehan Lazrak-Toub. Journaliste indépendante, cofondatrice du W(e) Talk Event, ancienne entrepreneure, cofondatrice de l’agence de communication multiculturelle et digitale Confluences, qui favorise le pouvoir d’agir au féminin pluriel, Jehan a de multiples casquettes. Rencontre avec une femme qui a fait de l’engagement son mot d’ordre.

 

Une vocation de journaliste engagée

 

Jehan Lazrak-Toub fait ses débuts en tant que journaliste indépendante en 2002. Mais son envie de faire entendre sa voix s’est manifestée bien plus tôt : « J’ai toujours été une personne très curieuse, qui parle beaucoup et qui pose des questions. C’est quelque chose d’ancré en moi et dès le collège, j’ai su que j’avais envie d’aller vers le milieu du journalisme ». Et effectivement, dès le lycée, Jehan intègre le journal de son établissement, puis le journal du Conseil des jeunes de Créteil.

Ce goût de l’engagement qui se dessine dès son adolescence reste un fil conducteur tout au long de son parcours :

C’était une manière pour moi d’être engagée dans ma ville, de faire quelque chose de ma vie et de ne pas juste suivre un chemin d’étudiante classique. J’avais envie d’apporter ma pierre à l’édifice de la société. C’est un peu une ligne de mire dans ma vie : j’ai toujours eu besoin d’être partie prenante de quelque chose de plus grand que moi dans mon quartier, puis dans la ville, au niveau national et puis pourquoi pas à une échelle internationale. Cet engagement m’a toujours guidée, que ce soit dans ma vie professionnelle, associative ou entrepreneuriale.

Pendant ses études, de son DEUG en médiation culturelle à son master en information et communication, Jehan reste déterminée à développer son expérience journalistique. Dès sa première année de fac, elle réalise un stage dans l’émission Pot-au-feu de Jean Lebrun sur France Culture. Jehan se rappelle d’une anecdote : « Avant mon stage, mon professeur de radio m’a dit « Je leur ai parlé de ça [en montrant son foulard] et il n’y a pas de problème ». Personnellement, je ne m’en étais même pas inquiétée ».

Durant trois ou quatre ans, Jehan travaille entre radio et web comme journaliste pigiste tout en poursuivant ses études : dans l’émission Pot-au-feu, elle participe chaque lundi aux conférences de rédaction et se spécialise rapidement sur des questions qui la concernent : « J’avais envie de porter des thématiques liées à l’immigration, aux musulmans et à l’islam en France, d’autant plus que l’on était après le 11 septembre et qu’il y avait une fixation médiatique autour de ces questions, mais aussi plus globalement je m’intéressais aux questions d’engagement des jeunes et des étudiants. »

Dès 2002, elle intègre aussi en parallèle SaphirNews, un média d’actualité autour du fait musulman qui, à ce moment-là, était à ses débuts. Jehan continue ainsi sa carrière de journaliste pigiste tout en ajoutant une autre casquette à son parcours avec une formation de responsable éditoriale web et digitale : elle a ainsi pu travailler à la rédaction web du Monde Diplomatique et dans des revues liées à l’Afrique, telles que le journal de l’Afrique en expansion ou Economia.

 

Confluences, agence de communication entre web et diversité

 

Ayant d’autres aspirations, Jehan décide en 2010 de se lancer dans l’entrepreneuriat, ce qui coïncide avec la naissance de son premier enfant. Maman de deux filles, elle estime que la grossesse a été pour elle un boosteur de projets : « A chaque grossesse, un projet ». Elle crée donc avec son mari une agence de communication multiculturelle et digitale, Confluences, qui a pour ambition d’accompagner les entreprises dans leurs stratégies de communication en ligne. La création de l’agence part du constat que de nombreuses entreprises voulaient prendre le tournant du numérique et avoir une présence sur internet, sans savoir quel contenu donner à leur site.

Leur agence de communication vient surtout combler un vide à un moment où il y avait une émergence de l’entrepreneuriat des jeunes issus de quartiers populaires et de la diversité : « Ces jeunes entrepreneur.e.s recherchaient une agence de communication qui comprenne leur environnement, leurs cibles, plutôt orientées autour des marchés de niche de la diversité, des quartiers populaires ou encore des Français de confession musulmane ».

Jehan ne s’éloigne pour autant jamais complètement du journalisme, reprenant son activité en 2013 pour le Courrier de l’Atlas. Aujourd’hui, elle écrit beaucoup sur l’entrepreneuriat, et principalement l’entrepreneuriat féminin, qui reste centrale pour elle : « Je me suis rendu compte que les femmes voulaient créer leurs propres projets comme j’ai pu le faire. En créant Confluences, cela a été une belle réussite puisque je me créais mon propre emploi ».

C’est ce constat qui conduit assez naturellement Jehan à un nouveau projet.

 

W(e) Talk : un projet résolument positif, inclusif et participatif

 

En 2013, l’engagement de Jehan sur la question féminine se concrétise lorsqu’elle est approchée par Esra Tat afin de lancer un projet autour de l’empowerment des femmes. Les deux femmes se réunissent autour d’un même constat : les événements sur les femmes et leurs actions ne montrent rien de la capacité d’agir des femmes ou même de leur pluralité.

Elles sont alors quatre femmes aux parcours différents – Jehan, Esra, Nathalie Lafrie et Alix Heuer – à se regrouper pour créer W(e) Talk, une association qui, sur le modèle des think tanks, est un laboratoire d’idées destiné à faire émerger des initiatives et à promouvoir le pouvoir d’agir des femmes dans leur pluralité.

 

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Crédit photo : W(e) Talk 2016 – Les fondatrices Alix Heuer, Nathalie Lafrie et Jehan Lazrak-Toub

 

Jehan insiste sur le fait que cette question a toujours été ancrée en elle :

Depuis que je suis jeune, j’avais à cœur de pouvoir m’affirmer en tant que femme, d’autant plus que j’avais une identité plurielle : femme française, d’origine maghrébine et issue d’un quartier populaire. Cette envie de porter un discours différent autour des femmes me semblait une nécessité. J’avais à cœur de pouvoir porter cette voix qui ne me paraissait pas être entendue.

Pour Jehan, les grands événements portant sur l’action des femmes en général ont tendance à présenter un modèle unique et élitiste de réussite, et c’est ce modèle que W(e) Talk a également vocation à questionner :

Qu’est-ce que cela veut dire, « réussir » ? L’important n’est-il pas de réussir sa vie en faisant ses propres choix plutôt que de réussir dans la vie ?

Les quatre fondatrices du W(e) Talk ont voulu créer quelque chose de très positif et insuffler une énergie dynamique et de l’entrain dans ce projet. L’initiative principale de l’association est l’organisation du W(e) Talk Event, dont la première édition a eu lieu en 2014 et a été réitérée chaque année depuis : huit femmes aux parcours pluriels, sélectionnées à la suite d’un appel à candidatures, viennent partager leurs tranches de vie, autour d’un espace d’échanges participatif. Aux côtés du W(e) Talk Event, le W(e) Talk Lab organise des ateliers autour de différentes thématiques comme l’orientation, l’éducation ou encore l’entreprenariat, et développe une intelligence collective, des solutions nouvelles.

Jehan voit cette expérience comme une véritable bouffée d’air frais dans sa vie personnelle et professionnelle, et comme un engagement : « Pour moi qui ai toujours traité de thèmes assez durs comme les discriminations, je prenais un peu le contre-pied ici avec ce projet très positif. C’est un événement vraiment inclusif où je me retrouve dans toutes les facettes de ma vie et où je peux être moi-même. J’ai pu m’exprimer pleinement en tant que maman, journaliste, femme, entrepreneure, musulmane. Chaque femme peut se rendre compte qu’elle peut être elle-même ».

 

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Crédit photo : W(e) Talk 2015 –  Jehan Lazrak-Toub

 

Cet aspect positif semble d’ailleurs être la clef du succès du W(e) Talk Event : « Aujourd’hui, on est dans un climat de tensions, assez froid et difficile, et les gens ont besoin d’entendre des voix positives, des parcours différents, que l’on ouvre le champ des possibles aux femmes ». Cette démarche multidimensionnelle et transversale, qui inclut les questions de parité et de pluralité dans divers milieux d’activités, est parfois difficilement comprise non pas par le public, mais par les institutions au sens large. Cela est d’autant plus vrai que la notion d’empowerment et l’idée de proposer des parcours inspirants et de développer une intelligence collective est assez récente en France. Jehan regrette cette tendance à vouloir absolument mettre les choses dans des cases, à classer un événement dans une catégorie bien définie : « Parfois, on nous demande : – Vous êtes plutôt pluralité ou parité ? On est les deux. – Vous êtes femmes entrepreneures ? Non pas seulement, on cherche à montrer une pluralité de femmes, qu’elles soient mères au foyer, étudiantes, salariées, cheffes d’entreprise, etc ».

Je veux dire aux femmes de ne plus se mettre de barrières et d’arrêter l’autocensure, qui empêche parfois d’avancer. La question de l’émancipation des femmes, de leur droit à s’exprimer et à se libérer comme elles le souhaitent et à partir de leurs propres références, c’est clairement dans mon ADN et cela jalonne mon parcours.

 

Pour en finir avec l’islamophobie

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Crédit photo : Contre Attaques
 

Jehan s’engage aussi dans la lutte contre l’islamophobie. Aux côtés d’Alain Gresh et de Sihame Assbague, elle a ainsi cofondé Contre-Attaque(s) – Pour en finir avec l’islamophobie, un média d’information et de mobilisation citoyenne. Il est important pour Jehan de mettre ses compétences éditoriales au service de cette cause.

On assiste à une montée en puissance de l’islamophobie, qui touche principalement les femmes musulmanes et encore plus celles portant le foulard. Cette question me tient à cœur : elle me touche au premier chef mais au-delà de cela, l’idée est de se réapproprier notre propre parole, de devenir sujet et acteur du discours médiatique et pas seulement objet.

Durant son parcours de journaliste, Jehan a parfois été confrontée à des situations qui montrent le poids des préjugés : « A l’époque où je travaillais pour France Culture, une autre journaliste a fait un happening vêtue d’une burqa lors d’un cocktail où j’étais absente, et tout le monde l’a prise pour moi ». Mais cela reste relativement rare : au sein de la radio, elle a très bien été accueillie, notamment par Jean Lebrun, son mentor dans le journalisme, qui lui a ouvert les portes de la « maison ronde ».

Face aux stéréotypes, Jehan cherche toujours à être présente, à porter sa voix : « J’essaie de prendre la parole dès je peux en tant que journaliste, lorsque j’étais entrepreneure afin de présenter mon parcours – non pas que j’aie fait des choses extraordinaires, mais juste pour montrer que l’on peut aller là où l’on a envie ». Elle veut encourager les gens, et surtout les femmes, à se montrer visibles dans leurs engagements, que l’on arrête de les renvoyer à leurs différentes identités et qu’on les regarde enfin pour ce qu’elles font et ce qu’elles proposent. Ce qui me semble, effectivement, la moindre des choses.

 

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