Inès Slim, entre divertissement et intersectionnalité

par | 23/09/19 | Portraits

Inès est une jeune femme ayant décidé de s’engager dans le féminisme suite au mouvement #MeToo. Elle nous propose un projet à la fois ludique et très instructif, concernant de nombreuses figures invisibilisées ayant marqué l’Histoire.

 

#MeToo et le déclic féministe

 

Inès Slim a grandi dans la capitale tunisienne, Tunis. Elle s’est rendue en France pour poursuivre ses études supérieures : une classe préparatoire puis une école de commerce. L’étudiante en profite pour se spécialiser en management culturel, tout en suivant des cours d’histoire de l’art, en licence. “Je suis vraiment passionnée par le monde de la culture”, explique-t-elle, ce qui l’amène à travailler dans des musées. Inès affirme avoir toujours eu des idéaux féministes. “C’est ce qu’on m’a toujours enseigné, dans ma famille”, bien qu’elle se présente comme militante féministe depuis peu de temps. C’est la période #MeToo qui a constitué un déclic pour elle, passant de l’activisme en ligne à la rue.

 

“C’est à partir de #MeToo que j’ai commencé à prendre contact avec des collectifs et des associations sur Paris”, considérant que la capitale donne plus d’opportunités afin d’intégrer un réseau militant. “Le mouvement #MeToo est très large, je n’avais pas besoin de faire partie d’une organisation, donc c’était plus simple pour moi”. De plus, Inès a grandi en Tunisie, un pays souvent perçu comme le plus avancé du monde arabe concernant les droits des femmes. “Il y a effectivement une très longue histoire de luttes des femmes, que ce soit pour le pays ou pour nos droits, les femmes n’ont pas peur de se mobiliser”. Cependant, Inès estime que cela peut aussi constituer un frein pour la lutte féministe. “Il y a encore beaucoup à faire et cette image de pays très progressiste peut justement nous empêcher d’avancer encore plus loin concernant nos droits”. Elle conseille d’ailleurs de lire cet article, écrit par Malek Lakhal, quant à l’impasse de la lutte féminine contre le patriarcat en raison de l’exception tunisienne.

 

Gender Games, un hommage aux personnes invisibilisées ayant marqué l’Histoire

 

Durant son année de chômage, la jeune femme en profite pour lancer son entreprise de jeux de société féministes, Gender Games. “J’avais beaucoup de temps libre et je voulais créer un jeu de société que je puisse amener à mes soirées avec des potes féministes. Tout le monde a adoré !”. Elle crée la structure en février, avant de demander un financement participatif sur Ulule, un site de crowdfunding. Grâce à cela, le jeu de société Bad Bitches Only est disponible depuis début juin. Il vise à découvrir un certain nombre de femmes ayant marqué l’Histoire, en plus de personnes non-binaires et d’hommes transgenres. Il est donc désormais possible de commander ce jeu, en suivant ce lien, sans compter plusieurs produits dérivés, tels que des carnets, des affiches, des cartes postales et des tote bags (sacs en toile). “On ne va pas se mentir, j’ai surtout une clientèle féminine”, rit-elle, “mais il y a également des hommes cisgenres qui m’en parlent et qui semblent intéressés par le concept”. Ce jeu vise donc un large public.

 

Jeu Bad Bitches Only. Crédit : Gender Games.

 

Ce projet a été très chronophage. “J’étais toute seule, ça a nécessité des heures et des heures de recherche”, explique Inès. En effet, elle a réussi à lister plus de 1000 noms de femmes, de personnes-non binaires et transgenres ayant marqué l’Histoire. “C’était vraiment dur de trouver des noms, surtout que les personnes trans sont très invisibilisées”. Cependant, elle n’en a sélectionné que 250 dans le jeu. “C’est toujours drôle lorsqu’on me dit que 250, c’est énorme, les gen·te·s auraient peur s’iels voyaient ma liste de 1000 noms sur Excel”, rit-elle. Inès tenait absolument à mélanger des personnes connues, à l’instar de Beyoncé et de Madonna, mais également des individus dont on ne connaît généralement pas l’existence. “C’était aussi important pour moi qu’il y ait une véritable diversité, qu’il s’agisse de l’orientation ou de l’identité sexuelle, mais aussi de la race sociale”. Tout en déplorant le fait que cela soit souvent “euro-centré”, Inès voulait également éviter de ne mentionner que des personnalités états-uniennes. “Il y a beaucoup plus de contenu en anglais, j’ai beaucoup lu dans cette langue pour mes recherches mais on a souvent tendance dans le milieu militant à ne citer que des références états-uniennes”.

 

La nécessité de l’intersectionnalité

 

Concernant les illustrations, Inès a donné carte blanche à la dessinatrice Anna Wanda Gogusey. “Je croisais les doigts pour qu’elle choisisse Marsha P. Johnson et la Kahina”, confie-t-elle. “La Kahina est une figure guerrière, historique, qui montre que les femmes combatives, ça n’est pas nouveau, en plus de toucher à mon héritage nord-africain”. Inès est également très touchée par Marsha P. Johnson, parce qu’elle symbolise “le fait de dédier toute une vie à la lutte, pour sa propre survie, à une époque où son identité était illégale”. En fréquentant des personnes genderqueer, Inès a beaucoup appris de leurs expériences, ce qui l’a rendue plus consciente de nombreuses discriminations qu’elle ne connaissait pas de façon précise “étant cisgenre et ayant grandi dans un monde transphobe”. C’est la raison pour laquelle elle tient absolument à mentionner des personnes telles que Marsha P. Johnson, ayant “une personnalité très importante dans le militantisme issu de Stonewall”. Ces manifestations visaient à lutter contre les persécutions et les violences policières à l’égard des personnes LGBTQI+. Cela symbolise un moment très important dans le militantisme LGBTQI+, ce qui donne d’ailleurs lieu à la marche des fiertés.

 

Cartes postales. De gauche à droite : Virginia Woolf, Marsha P. Johnson et la Kahina. Crédit : Gender Games

 

Marsha P. Johnson est aussi une figure antiraciste très importante, étant elle-même noire. L’antiracisme est d’ailleurs une lutte essentielle pour Inès. Elle avait conscience de la négrophobie en Tunisie et en Afrique du Nord, de façon générale, mais elle ne se sentait pas racisée dans son pays natal. “C’était plus une conscience théorique, mais je ne me sentais pas concernée personnellement”. C’est en arrivant en France qu’elle ressent de plus en plus un racisme ordinaire. “Au début, c’était vraiment une impression, je ne savais pas qu’il s’agissait de racisme”. Il a fallu plusieurs années pour en prendre véritablement conscience, notamment par le biais de lectures et de rencontres. “C’est très compliqué à saisir, le racisme institutionnel, on ne sait pas pourquoi on galère autant à trouver un logement par exemple”, explique-t-elle. Inès insiste cependant sur le fait qu’elle se sente tout même assez privilégiée, en raison de son statut socio-économique et du fait de ne pas être née dans l’Hexagone. “Comme je n’ai pas grandi en France, ça ne va pas forcément me déranger qu’on me renvoie à mon pays natal, contrairement aux personnes étant nées et ayant grandi ici, pour lesquelles ça n’a aucun sens de les renvoyer à un autre pays”.

 

Ainsi, à une époque où de nombreuses féministes évoquent de plus en plus le burn-out militant, Inès nous propose de nous détendre en célébrant ces nombreuses figures nous ayant ouvert la voie, malgré de nombreux obstacles. Nous ne lui souhaitons que du succès, inshAllah.

 

 

Image à la une: Inès Slim. Crédit : Inès Slim

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