Afroféminisme : Ndella Paye met les points sur les i

par | 22/11/16 | Portraits

Quand on s’intéresse à la question des revendications de femmes, on s’aperçoit très vite que celles qui se définissent comme afroféministes sont aussi intrigantes qu’inspirantes, et surtout incontournables. En tant que femme musulmane non noire, je me suis interrogée sur ce mouvement, ce qui le porte, ainsi que sur notre position d’alliées, en tant que féministes qui souhaitons faire entendre les voix des femmes musulmanes.

 

J’ai choisi de m’adresser à l’une des figures de ce mouvement en France, Ndella Paye, une femme dont le nom revient assez souvent et déclenche un sourire chez celles et ceux qui l’évoquent. On me décrit à chaque fois une personne avertie, franche et punchy. C’est donc curieuse et enthousiaste que je la contacte. Entre deux rendez-vous pendant une de ses journées chargées, Ndella m’accorde un entretien téléphonique.

 

Pour commencer, qu’est-ce que l’afroféminisme et quelles sont ses visées ? De quelle nécessité provient-il ?

 

Tout d’abord, il est important de préciser que les mouvements féministes sont tous nés à la même époque, dans les années 60. Il en est de même pour la lutte des femmes noires, de l’afroféminisme. Seulement, l’afroféminisme s’est différencié du féminisme blanc par le fait que nous n’avons pas les mêmes priorités en termes de luttes et d’exigences pour les femmes. Nous avons des spécificités qui sont au mieux ignorées, et au pire niées, donc jamais prises en compte par celles qui considèrent représenter l’universalisme. On nous dissout dans un universalisme dans lequel nous ne nous reconnaissons pas, dans lequel nous ne pouvons pas nous reconnaître. Un universalisme qui a pour référence la peau blanche.

Par exemple, à l’époque où les féministes blanches avaient pour souci la légalisation de l’IVG et de la contraception, les femmes noires, elles, étaient stérilisées de force. Aujourd’hui, quand les féministes blanches se battent contre l’exposition de leurs corps, les femmes noires se battent pour que leurs critères de beauté soient reconnus, que la peau noire ne soit plus synonyme de laideur, que les cheveux crépus ne soient plus considérés comme rebelles ou indisciplinés ; pour que la beauté ne soit plus synonyme de peau blanche, de cheveux raides et de nez pointu. Quand elles luttent pour ne plus se soumettre aux diktats de beauté, nous luttons pour parvenir à trouver du maquillage adapté à notre carnation !

 

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Crédit photo : Ndella Paye dans « Ouvrir la voix » de Amandine Gay

 

L’afroféminisme viserait alors des objectifs différents ?

 

Nos demandes sont les mêmes, c’est-à-dire l’exigence d’une égalité femme/homme ; mais s’ajoute aussi, pour nous, l’exigence d’égalité de traitement avec les femmes blanches. Nous, femmes noires, subissons la misogynie que subissent les femmes blanches, mais également la misogynoire spécifique à notre couleur de peau. L’afroféminisme s’inscrit donc forcément dans une démarche intersectionnelle, car les femmes noires sont à l’intersection de plusieurs discriminations. En Afrique du Sud par exemple, pour ne citer que cela, l’apartheid est fini, mais les enfants luttent en 2016 pour garder leurs cheveux naturels afro, alors que leurs cheveux n’ont pas à être dénaturés. Pareillement, les jouets offerts aux petites filles, les poupées, ont toutes les cheveux raides. Devenues adultes, ces enfants ne sont pas habituées à manipuler leur type de cheveux qui, du coup, leur sont complètement étrangers. Les femmes noires sont ensuite convaincues que les cheveux afro sont trop difficiles à entretenir. Beaucoup de femmes noires ont fini par intégrer cette absurdité et s’éclaircissent la peau et/ou se défrisent les cheveux pour adopter les critères « universels » de beauté qui nient leurs spécificités. Dans la culture, dans les films, les Noirs s’identifient aux protagonistes blancs, alors que les Blanc.he.s ne s’identifient qu’à des personnages qui leur ressemblent ; ils sont l’universel.

 

Vous êtes l’une des figures de ce mouvement en France ; qu’est-ce qui vous y a amenée ?

 

J’ai commencé en 2003 mon engagement contre la loi de 2004, qui excluait de l’école les jeunes filles musulmanes portant le foulard. Une lutte terrible contre le foulard s’est dès lors engagée en France par les détenteurs d’une laïcité d’exclusion. Or, il n’était pas possible pour moi d’exclure des filles de l’école ! C’est déjà bien assez difficile de pouvoir travailler et ne pas dépendre d’un homme. Je me suis engagée corps et âme dans cette lutte, puis j’ai découvert l’afroféminisme. Et j’y ai adhéré ; il comblait un vide.

Le film « Ouvrir la voix » d’Amandine Gay, qui va sortir prochainement et auquel j’ai participé, sera un vrai tournant pour nous, femmes noires en France, mais également pour nos enfants. Il a le mérite de donner la parole aux femmes noires tant ignorées. Avant, je militais dans des collectifs mixtes, mais les luttes, elles, n’étaient pas mixtes. Car tout le monde n’est pas représenté, les spécificités de l’autre ne sont pas prises en compte. En tant que femmes noires, on ne peut pas dire que notre vie est juste privée : nos vies sont aussi politiques, nos expériences le sont tout autant !

 

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Crédit photo : Ouvrir la voix – Amandine Gay
 

Quelle est la situation et la dynamique de ce mouvement en France ?

 

Ce n’est pas évident ; il y a une sorte de déni en France dès lors qu’on essaie de s’organiser entre personnes touchées par les mêmes discriminations, surtout quand il s’agit de personnes racisées… On fait dès lors systématiquement planer une suspicion de communautarisme, censée nous dissuader de nous retrouver entre nous. Personnellement, j’assume ce dit communautarisme, qui se voit dans tellement d’autres lieux censés être mixtes, comme nos hautes instances, l’Assemblée Nationale, le Sénat, les directions des partis politiques et des grandes sociétés. Pourquoi devrions-nous rougir de trouver plus sain et facile de s’organiser entre personnes concernées pour lutter contre les discriminations qui nous touchent, sans avoir à gérer des susceptibilités et fragilités de toute sorte ?

Nous n’avons pas beaucoup de visibilité en France, c’est aussi pour cela que le film d’Amandine Gay « Ouvrir la voix » est nécessaire. Car la question est d’importance : qu’est-ce que c’est qu’être une femme noire dans un pays qui se dit universaliste ? L’universalisme français est très blanco-centré et assimilationniste. Il exige de nier une bonne partie de ses identités, de s’asseoir sur ses spécificités. Quand tu es une femme noire en France, tu ne trouves pas vraiment de figures qui te ressemblent pour t’identifier. Et quand on a la « chance » de voir des films comme « Bande de filles » sortir au cinéma, on attend de nous que nous nous en réjouissions et que nous n’émettions aucune critique pour améliorer les futures productions concernant nos vies. Nous, nous devons nous contenter d’être satisfaites des représentations qu’on daigne nous présenter. Nous, nous n’avons pas le droit aux critiques, aux refus des représentations dénigrantes et nocives pour nos enfants. Nous, nous devons nous contenter de ce qu’on nous produit même si c’est de la m****. Nos héros ont tendance à être blanchis pour les rendre universels. C’est à croire que la blanchitude a besoin de figures blanches pour s’identifier, mais qu’elle s’étonne qu’on exige des figures noires pour nous identifier. Quand il s’agit de héros, leur partie noire doit être dissimulée, comme dans le film « L’autre Dumas« , où Alexandre Dumas est joué par un acteur blanc, Gérard Depardieu. Mais dès lors qu’il s’agit de criminels, cette partie est seule à être mise en avant.

Les présentateurs/trices télé ne représentent pas la diversité tant prônée. On a eu un certain Harry Roselmack au 20h de TF1, le truc qui est censé faire taire nos exigences. Nous continuons d’être des objets parlés et non des sujets parlants (pour reprendre l’expression de Saïd Bouamama). Ce sont encore des intellectuel.le.s blanc.he.s et autres spécialistes qui traitent et parlent de la question noire quand elle est soulevée.

On exige de nous d’adopter un roman national qui déforme et ment quant à la façon de raconter notre Histoire. Nous devons nous approprier la narration de cette Histoire qui nous appartient, et non la laisser aux mains des vainqueurs. Le proverbe africain ne dit-il pas : « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier les chasseurs » ? Nous devons donc raconter notre propre Histoire. Ça arrive, doucement mais surement.

En 2004, on a accusé les féministes musulmanes de diviser la sphère féministe, mais j’ai été contente de cette division. Je n’en pouvais plus de voir le CNDF (Collectif National des Droits des Femmes) parler au nom des femmes. Je ne me suis jamais sentie représentée par Maya Surdite et compagnie.

 

Est-il juste de penser que les racines de ce mouvement viennent des Etats-Unis avec la lutte des Noir.e.s pour les droits civiques, ou faut-il aller les chercher plus en amont encore, en Afrique même ?

 

Crédit photo : 04 Juillet 1974, Raleigh, North Carolina, USA – Angela Davis s’exprime lors d’un rassemblement à Raleigh – © Bettmann/CORBIS

 

Les luttes des femmes sont nées au même moment à travers le monde. Qu’il s’agisse des femmes blanches en Europe, des femmes musulmanes dans les pays arabes, des femmes noires aux États-Unis, en Europe ou en Afrique, ces luttes ont démarré au début des années 60. Aux Etats-Unis, le parcours d’Angela Davis montre combien il fut difficile de faire reconnaître la lutte des femmes noires dans les milieux militants. En effet, elle a commencé par adhérer au parti communiste, où elle s’est rendu compte que la lutte pour les droits civiques n’était pas leur priorité. On était convaincu que la lutte de classe, une fois finie, réglerait tout le reste. Davis a quitté le parti communiste pour adhérer au mouvement des Black Panthers, mais là également, la priorité était la lutte raciale – les femmes devaient attendre. La nécessité d’un black feminism s’est alors imposée à elle et aux femmes noires en général. Il faut arrêter de croire que ce sont les femmes blanches qui ont ouvert la voie du féminisme, c’est juste que ce sont elles qui ont le pouvoir de narration.

 

Quelles sont les figures qui vous inspirent, celles qui vous donnent envie d’aller plus loin et de vous sentir à votre juste place dans la lutte ?

 

Ma mère est celle qui m’a le plus inspirée dans ma vie. Ma position d’aînée m’a culturellement privilégiée, mais elle m’a aussi permis de la voir se battre pour offrir une meilleure vie à ses enfants. Elle a mis un point d’honneur à ce que tous ses enfants étudient et aient une situation, à ce que ses filles soient autonomes et ne dépendent d’aucun homme. Très jeunes, elle nous répétait ô combien il était important de travailler indépendamment d’un mari. Elle en savait quelque chose. Divorcée de mon père, elle a dû reprendre des études alors qu’elle avait 3 enfants en bas âge. Elle était syndiquée à l’hôpital dans lequel elle travaillait. Elle a toujours lutté pour ses droits ; un vrai modèle pour moi. Et puis il y a Angela Davis, martyr de la cause. Mais aussi mon amie Christine Delphy, féministe blanche lucide quant à ses privilèges de femme blanche. Une superbe alliée, pionnière du féminisme blanc français, et l’une des rares féministes françaises à s’être opposée à la loi de 2004, à se demander pourquoi ne vouloir lutter que contre une seule forme d’aliénation. En luttant avec elle, j’ai beaucoup appris. En lisant, on apprend chaque jour davantage, on se rend compte combien on est ignorant.e. Mais ma mère reste celle qui m’a vraiment marquée, c’est ma fierté !

 

Vous êtes une femme noire et musulmane. Au-delà de l’idée de sororité idéalement universelle, pensez-vous que les féministes musulmanes devraient s’appuyer ou s’inspirer de l’afroféminisme ?

 

En fait, tout dépend des contextes. Je vis à Londres depuis plus d’un an maintenant, et ici, quand on parle du mouvement « Black », ça veut dire « non-White ». Je me souviens avoir publié sur mon profil Facebook un article en anglais qui parlait de l’élection de la première femme « Black » à la tête de NUS, le plus grand syndicat étudiant au Royaume-Uni. Malia Bouata, c’est son nom et elle est arabe. J’ai donc été interpellée par l’usage du mot « Black » alors qu’elle n’est pas noire. J’ai dû répondre en expliquant le contexte anglais de l’article. En effet, au Royaume-Uni, dans le milieu militant, les non-Blanc.he.s se définissent comme « Black ». Une personne a questionné, à raison, la légitimité pour une personne qui n’est pas noire de se définir comme « Black ». J’ai toujours estimé que les personnes qui luttent ont toute légitimité à se définir et à choisir le ou les mots qui leurs conviennent pour désigner leurs luttes, leurs identités. C’est mon avis.

 
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Crédit photo : Aurélien Gillier photographe
 

Lors du camp d’été décolonial, il y a eu un atelier au sujet des alliances. Noir.e.s et Arabes subissent la domination du même système raciste qui a établi une hiérarchie en fonction de la couleur de la peau. Nous devons lutter ensemble contre ce système. Mais cette alliance n’est possible que si les Arabes reconnaissent à leur tour la domination qu’ils ont sur les Noir.e.s. Un allié non conscient de ses privilèges ne peut être un bon allié. Tout comme des Blanc.he.s peuvent nier les privilèges que le système est susceptible de leur apporter, il y a des Arabes qui nient également la négrophobie chez les Arabes, et ce n’est pas acceptable. Or, on s’en fiche de la « fragilité arabe », cela doit être reconnu, sinon l’alliance n’est pas possible !

Nous avons une lutte commune, mais c’est une difficulté que l’on rencontre souvent, et surtout dans les milieux musulmans où l’on nous cite souvent la figure de Bilal pour taire nos accusations de négrophobie chez les musulmans. (ndlr : Bilal est un esclave noir qui, après avoir été racheté et libéré par Abû Bakr, fut l’un des premiers compagnons du prophète de l’islam, Muhammad, l’un des plus aimés et le premier muezzin.)

Les gens disent que l’islam n’a pas de fondement raciste et invoquent Bilal pour en conclure que le milieu musulman n’est pas un milieu raciste… C’est faux ! C’est comme de dire que l’islam a honoré la femme alors que les hommes musulmans, sur le terrain, sont loin du compte. C’est l’islam que nous vivons qui nous importe ici, et non un islam théorique non appliqué. Pour mieux leur faire comprendre le décalage, je n’hésite pas à comparer la situation à celle de la France, qui prétend être le pays des droits de l’Homme (on résiste à dire humains), mais où la déclaration des droits humains n’est nullement appliquée.

Si j’avais un message à adresser à mes sœurs musulmanes et arabes, ce serait celui d’arrêter de nous brandir l’islam théorique pour refuser de reconnaître la violence que nous subissons, car il y a pire que la violence subie, c’est la violence niée. L’islam que l’on vit est celui qui m’importe ! Autrement, cela participe à la négation de la violence. Et il n’y a pas pire violence que la négation d’une violence.

 

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