The French liberté I : je fais ce que je veux avec mes cheveux ?

par , , | 13/04/18 | (Dé)construction

A en croire certain·e·s, l’islam serait LA source de sexisme en France, laissant planer son ombre terrifiante sur notre pays, pourtant si exemplaire en termes d’égalité des genres. Et ils·elles n’ont pas peur d’affirmer ou d’insinuer que contrairement aux pauvres musulmanes oppressées, toutes les Françaises sont absolument libres de faire ce qu’elles veulent de leur corps. Etam, par exemple, choisit de célébrer son centenaire sous le thème de la « French Liberté ». Mais si la marque accole une « liberté à la française » à des corps de femmes en bikini, c’est surtout en écho aux arrêtés anti-burkini qui ont sévi l’été d’avant, espérant ainsi surfer sur un érotisme patriotique, comme le nomme Hanane Karimi, pour vendre sa petite lingerie. D’une grande élégance, en effet… Peut-être aurions-nous besoin d’un petit rappel sur les pressions, les codes et les normes qui régissent bel et bien l’apparence physique des femmes en France ?

 

(Cet article est le premier d’une série en trois parties : cheveux, visage, corps.)

 

 


  Crédit photo : Etam

 

Pour ce faire, nous utiliserons comme matière première une phrase prononcée à l’encontre des femmes musulmanes par une personnalité politique. Attention, je pioche de ma main innocente une citation dans l’encyclopédie des horreurs déclamées par nos responsables français·es… roulement de tambour…

 

 

Crédit photo : capture d’écran de L’Emission politique du 5 janvier 2017

 

Oh, ben tiens, Manuel Valls ! Coucou !

Mais, enfin, qu’est-ce que c’est que cette idée que les cheveux, le visage et le corps d’une femme seraient impudiques ? 

 

Hum. Penchons-nous sur cette idée qui semble, d’après monsieur Valls, tout droit sortie de la cuisse d’Attika Trabelsi, et de ses cheveux inaccessibles au regard d’un homme. D’un homme qui se dit féministe. Et qui, faisant glisser le sens des mots, assimile la pudeur à la honte. Ce n’est sans doute pas très étonnant de la part d’un homme qui oppose la Marianne au sein nu, libre, à la femme voilée, honteuse. Et qui finit par nous inviter tacitement à choisir entre les deux. Téléspectateurs·trices, élisez LA femme française : pour la bonnasse qui va tou·te·s nous sauver avec son téton nourricier, tapez 1. Pour la triste mine oppressée et menaçante, tapez 2.

 

Pour suggérer (plus ou moins) subtilement cette brusque binarité, deux angles d’attaque :

1) Assombrir sous les coups d’insultes tacites le visage rayonnant d’une jeune femme voilée.

2) Sous-entendre avec assurance que les cheveux, le visage et le corps des femmes et des hommes non-musulman·e·s en France sont traités de manière égalitaire.

 


Crédit photo : Life magazine

 

De la poutre aux yeux

 

Cette assurance à appartenir au camp du Vrai rend impossible l’honnête observation de son propre nombril occidental, pour en constater la crasse à y gratter. Et de ça, même Jésus en parle à travers cette magnifique punchline :

« Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? Ou comment peux-tu dire à ton frère : Laisse-moi ôter une paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien ? »

Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu (chapitre 7, versets 3 à 5 Ne pas juger)

 

Nous vous l’accordons, la métaphore de l’œil est un peu plus classe que celle du nombril… Comme le conseille donc Jésus (et les féministes pro-choix), nous passerons donc à la loupe les poutres qui barrent la pupille de la nation bigleuse dans laquelle nous vivons. Car quand les doigts accusateurs désignent les ennemi·e·s de la French liberté, on se rend vite compte qu’ils pointent toujours plus ou moins dans la même direction. Il est temps de regarder d’un peu plus près le fonctionnement interne de notre société, qui fait une fixette et jette son opprobre sur toute une religion.

 

Nous prendrons appui sur les trois parties du corps qu’a désignées monsieur Valls (cheveux, visage et corps), et nous chercherons à montrer comment la société française et laïque les traite de manière systémique. Précisons qu’il ne s’agira pas d’indiquer un mode d’utilisation de son propre corps : que vous portiez une mini-jupe à paillettes, un voile assorti à vos chaussettes, une moustache ou un jogging, cela relève de l’intime. Mais il nous paraît précieux, en ces temps de « Moi-Je », d’analyser les contradictions d’un pays que l’on présente comme libre, en opposition avec le choix de femmes pudiques.

 

Alors, les cheveux (et les poils !) des femmes et des hommes sont-ils vraiment traités de manière égalitaire en France ?

 

 

Touffe et tif

 

Commençons d’un point de vue historique : comment s’y prenait-on pour punir une femme qui avait eu un rapport sexuel non consenti par le regard de la société ? On lui rasait les cheveux, on la coupait d’une partie de son corps. Dans La France « virile » : Des femmes tondues à la Libération, Fabrice Virgili explique : « Symboliquement, elle est frappée également là par où la tondue a fauté, par son pouvoir de séduction ». On trouve des exemples de ce châtiment dans la Bible et au Moyen-Âge, entre autres.

 


Crédit photo : Cosmopolitan Magazine

 

Exemple plus contemporain, celui de la taxe rose. Vous connaissez le principe ? Comparez les prix des rasoirs pour hommes et pour femmes : ceux pour les femmes coûtent jusqu’à 29% plus cher. Et puis des gels de rasoirs : 15% d’écart environ. Et puis des lotions pour lutter contre la chute des cheveux. Ah, et de l’éternel passage au salon de coiffure, dont le tarif ne se fait pas à la coupe, mais au genre supposé des client·e·s. Alors que cette pratique est illégale depuis 2012 au Danemark, l’inscription des tarifs selon le genre est obligatoire pour les salons de coiffure français (selon l’arrêté du 27 mars 1987 relatif à la publicité des tarifs de coiffure). L’entretien de ma tignasse me coûte plus cher, parce que j’ai des cheveux de fille sur la tête, et que le prix de leur traitement est institutionnalisé.

Note annexe et non des moindres : en parallèle de ces inégalités entre consommateurs et consommatrices, les femmes gagnent 25,7% de moins que  les hommes, à poste équivalent et tous temps de travail confondus, et leur retraite est inférieure de 34%. Ce n’est donc pas comme si notre pouvoir d’achat justifiait de nous faire payer plus que ces messieurs.

 


 Crédit photo : Capture d’écran Dangerous Minds

 

En revanche, nous disposons d’une quantité astronomique de catégorisations de femmes selon leurs cheveux, et des « recommandations » sur leur entretien. Quoi de mieux que la presse pour constater le nombre incalculable de sondages, conseils et articles misogynes dont nous sommes abreuvées au sujet des cheveux des femmes ? Allez, au choix : Futura (rayon santé !) nous éclaire : Cheveux courts ou longs : que révèlent-ils sur les femmes ? ; Femme actuelle nous aide : Plaire avec ses cheveux ; le magazine QG nous perce à jour : Comment juger de la sexualité d’une femme selon la couleur de ses cheveux ?.

 

Notre chevelure représenterait donc un indicateur précis de notre intimité. Bizarrement, on n’apprendra pas aux garçons à entortiller leur bouclette sur leur index pour signifier une ouverture. On ne sortira pas des recueils de blagues sur ces nigauds de blonds. Et on dira d’une femme dont les cheveux sont coupés au niveau du cou qu’elle a les cheveux courts, quand un garçon portant la même coiffure aura, lui, les cheveux longs.

 

En plus des multiples pressions qui pèsent sur leurs têtes de femmes, les femmes noires doivent aussi faire face à une stigmatisation raciste. Le cheveu frisé ou crépu ne faisant pas encore partie du programme des formations de coiffure en France, quoi de plus étonnant que de constater les difficultés des femmes aux chevelures non-lisses à trouver un salon de coiffure adéquat ? Sans compter que le cheveu afro-descendant réclame des soins supplémentaires pour échapper aux oppressions systémiques qu’il suscite : passer un entretien d’embauche ou prétendre à la location d’un appartement en se présentant sans lissage, ça ne ferait pas bien sérieux, voyons ! Heureusement, les initiatives pour lutter contre ces discriminations se multiplient, que ce soit à travers les recueils de réactions déplacées sur les réseaux sociaux – dans lesquels le fameux « Je peux toucher ? » reste indétrônable – ou certaines revendications du mouvement Nappy, par exemple. Pour aller plus loin à ce sujet, vous pouvez lire AFRO ! de Rokhaya Diallo et Brigitte Sombie, qui réunit pas moins de 110 portraits d’Afropéen·ne·s.

 

Crédit photo : fossette-magazine.com/afro-is-beautiful-2/

 Si Michelle Obama avait porté ses cheveux au naturel, Obama n’aurait pas gagné. 

Chimamanda Ngozi Adichie

 

Quand on dit cheveux, on peut également penser aux poils. Dans ce domaine, c’est vrai : le corps de « la » femme française est libre… de se faire insulter quand il n’est pas épilé, par exemple. Avez-vous déjà vu une DRH aux mollets velus ? Une foison sous les bras d’une jeune femme en boite de nuit ? Nous, si. Ah pardon, ce n’était pas en France, mais en Belgique ou en Allemagne… Toujours du côté européen, les Portugaises peuvent témoigner qu’en France, la pilosité féminine – qu’elle soit réelle ou un stéréotype de mauvais goût – peut alimenter des blagues qui réussissent brillamment à être à la fois sexistes et racistes.

 


Crédit photo : allweirdpics.com

 

Le cheveu et le poil ont donc un genre. Et devinez à qui on demande d’intégrer rapidement ce qui est à cacher et ce qui est à montrer ? Les poils de filles, ça se montre pas. Les cheveux de filles, ça se cache pas. C’est pourtant pas compliqué !

 

Article co-écrit par Addéli et Emnus

 

A suivre dans la série The French liberté : « Comment se façonne le visage des femmes » et « La liberté d’exhiber un corps parfait »

 

Crédit image à la une : Etam

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