Licenciée pour avoir Balancé son Boss : Actes III et IV

par | 12/04/19 | Nos Voix

Un jour, j’ai fait un rêve étrange. Un rêve utopiste. Ce rêve va vous paraître ordinaire. Mais faut croire que j’ai des rêves assez simples. J’ai fait le rêve que je travaillais dans une entreprise bienveillante où le fait d’être une femme, racisée de surcroît, ne serait pas une entrave à ma carrière. J’ai rêvé que je bossais dans une société où le mot féministe n’était pas une insulte, où les micro-agressions sexistes, racistes, homophobes, grossophobes, etc. ne faisaient pas partie de mon quotidien. Puis je me suis réveillée, j’étais en 2018 et on m’avait virée pour avoir dénoncé les comportements et agressions sexistes et racistes de mon entreprise. Et oui, je me suis faite licencier pour avoir balancé mon boss. J’avais identifié le problème donc j’étais devenue le problème. La femme à abattre. L’épine dans le pied. Il fallait m’extraire. Vite. Très vite. Une RH, rebelle, ce n’est pas très bon pour la marque employeur. Mais bon, je vous propose de continuer l’histoire si vous avez déjà lu le début.

 

Acte III : Je crois que ma boîte est raciste

 
Après six ans au service consulting, et pléthores de micro-agressions sexistes plus tard, je rejoins l’équipe RH de la société avec la ferme intention (illusion ?) de faire bouger les choses. Nous sommes désormais 300 collaborateur.rice.s. Je dépends hiérarchiquement de la DRH. Elle est consciente du problème de sexisme de la boîte et me dit faire de la pédagogie auprès des dirigeants et y travailler en douceur.
 
Je suis en charge de piloter les recrutements. J’assiste une de mes collègues pour recruter une assistante. Un cabinet nous envoie une candidate. Elle arrive voilée, version turban. Ma collègue puis les managers concernés la reçoivent. Pendant l’entretien avec les managers, le DG l’aperçoit et fonce dans le bureau des RH. Il est furax. Qui a laissé rentrer cette candidate avec son voile ? Elle aurait dû le retirer pour passer l’entretien. Malaise. Surtout que les entretiens se sont bien déroulés. La candidate est même trop compétente pour le poste. Quelques jours plus tard, la candidate nous contacte pour nous remercier de la qualité de cette rencontre, mais nous informe avoir trouvé un autre poste en CDI. Heureusement, la candidate ne s’était aperçue de rien.
 
Quelques mois après mon arrivée dans le service RH, pendant une pause clope, ma supérieure se confie à moi. Elle vient de rentrer d’un séminaire avec l’ensemble des managers et de la direction. Épuisée, elle me confie qu’un de nos associés, le DG, la harcèle sexuellement et moralement depuis deux ans. Elle me raconte aussi qu’elle vient d’informer les autres associés de la situation. Je sens la détresse et la panique chez elle. La peur du précipice. Sa vie de famille, son avenir professionnel, sa réputation, tout ce qu’elle a construit depuis cinq ans dans cette boîte et en vingt années de carrière risque de s’écrouler. Son destin se jouait entre les mains de nos associés. Je pense qu’en cinq ans, c’était la première fois que je la sentais fragile. Et en même temps, à qui se plaindre lorsque l’on est la DRH ?
 
Quelques mois plus tard, une de nos collaboratrices porte désormais un turban. Ça chuchote dans l’open-space et dans les bureaux. Malaise. Côté RH, je sens que la direction ne sait pas trop comment gérer cette situation. Il ne faut surtout pas en parler avec l’intéressée. On chuchote.

Quelques mois plus tard, pendant une pause déjeuner, un plaisantin se permet d’écrire une petite « blague » derrière le poste de travail de ma dite collègue : « J’AI TROP LA CLASSE ! JE ME KIFFE ! QUI A L’INSOLENCE DE PORTER SON REGARD SUR MOI SANS MA PERMISSION ? MÉCRÉANTS ! ». Malaise chez la DRH et l’ancien manager de la concernée. Comment gérer la situation ? Ce qui est drôle, c’est que certain.e.s n’ont pas compris de suite le caractère islamophobe du message. Il.elles se sont d’abord demandé.e.s à qui était destiné le message. Une partie de Cluedo mentale plus tard, il.elles ont commencé à interroger la présence du turban en entreprise. Ah, en fait, on s’en fout de savoir qui a fait ça. Donc pas d’enquête. Ça aurait un peu épicé mon quotidien. En revanche, on va se servir de l’incident pour enfin aborder le sujet qui nous chatouille depuis des mois. La laïcité en entreprise. Mais en chuchotant.
 

Crédit photo : Rakidd

 

A ce moment, j’assite à un débat entre la DRH et un manager. L’entreprise, ne devrait-elle pas rester neutre religieusement pour éviter justement ce genre de problème ? Bah, oui, ce sont les signes ostentatoires qui crispent, pas la religion en elle-même. Tu comprends. Et puis bon les clients, on ne sait pas toujours comment ils vont réagir. Du coup, j’opte pour ma carte « appel à un.e ami.e ». C’est le moment de me servir de mes privilèges de femme musulmane considérée comme « cool et intégrée » pour entrer dans le débat (l’arène). Tu sais celle à qui on dit « Non, mais toi, ce n’est pas pareil. ». Bref, je vais recentrer la problématique.

Un. Il n’y a rien dans le règlement intérieur de l’entreprise concernant la présence de signe ostentatoire sur le lieu de travail. Donc, à moins de décider de changer celui-ci, le problème est déjà réglé. Deux. Il me semble qu’un des associés, le fondateur, avait salué publiquement la coiffure similaire d’une autre collaboratrice (non-musulmane) lors d’une soirée de Noël. Un turban est considéré comme un accessoire de coiffure dans un cas, mais comme un signe ostentatoire dans l’autre. #DoubleStandard. Trois. Dans ce cas, est-ce qu’on demande à Jean Mi du service commercial de retirer la grosse croix qu’il porte fièrement, chemise ouverte, depuis des années, ou les signes ostentatoires c’est que pour les musulman.e.s ?

Mais cette boîte était pleine de surprises. L’innovation, c’est un peu son fonds de commerce. Alors, quelques semaines plus tard, sans demander à ma collègue comment elle a vécu ce tag islamophobe, on lui propose une solution alternative. Le turban à temps partiel. Oui, vous avez bien lu. Afin d’habituer l’open-space en douceur, la collaboratrice a le droit de porter le turban certains jours. Et d’autres, non. Ridicule. Je suis d’accord. Une petite souris finira par révéler l’identité du plaisantin. Une discussion. Pas de Sanction. Une promotion.
 
Au fait. Je n’ai pas fini l’histoire de harcèlement de la DRH. Ça, c’est mon esprit d’escalier qui me joue des tours. Que s’est-il passé ensuite ? Elle dénonce son harceleur aux autres associés. Pas de faux suspens. Il ne se passera rien. Enfin si, on va profiter de #metoo pour faire une communication « féministe » en interne. J’ai la mission de rédiger cette communication. Dilemme. On va se servir de moi pour couvrir une bonne grosse bouse. #Collabo. Et en même temps, je me dis que si cette communication libère la voix d’une autre femme, ça peut être un début. #FémismePragmatique. Pendant ce temps-là, elle continue à être managée directement par son harceleur pendant des mois. Elle se fera ensuite licencier en même temps que moi. On lui proposera un accord pour ne pas aller aux prud’hommes qu’elle acceptera. Peu avant le licenciement de ma DRH, j’avais pris connaissance du témoignage d’un ancien collaborateur. Il y racontait en réalité une tentative d’agression sexuelle de la part du DG. L’ancien collaborateur expliquant avoir dû entrer dans la chambre de ma DRH pour extraire l’agresseur.
 
Et moi dans tout ça ? Après un an au service RH, et dix kilos en moins, l’envie d’agir me démange. C’est particulièrement l’envie de l’ouvrir qui me ronge de l’intérieur. On sait que je ne me laisse pas marcher sur les pieds et que je n’ai pas froid aux yeux. Je mets alors en place le « carton RH ». Je le dégaine lorsqu’une phrase ou un comportement me semble problématique. Ma fonction de RH m’impose cependant une certaine réserve qui m’empêche de parler publiquement et clairement de ce qu’il se passe. On me dit insolente. D’ailleurs, un de mes dirigeants, l’agresseur, m’a un jour clairement dit qu’il fallait que je fasse attention. Mon franc-parler allait finir par me jouer des tours surtout si je souhaitais persévérer dans la voie des RH. Ici, on m’aimait bien et on était sympa, mais ailleurs, ça ne passerait pas. Je lui réponds que l’important pour moi c’est d’être en accord avec mes valeurs et que l’essentiel est de pouvoir me regarder dans la glace. Pouvoir dormir la nuit en bonne conscience. J’ai l’insolence de rajouter que je continuerai à exercer mon franc-parler et que le jour où ça ne leur conviendra plus, libre à eux de me licencier. Prophétie auto-réalisatrice.
 
Je ronge mon frein. Pourtant, lors de mes entretiens ou de mes soirées avec certaines collaboratrices, les langues se délient. Je me décide à attaquer le problème sous l’angle de la bienveillance et de l’exemplarité. Je finis par en discuter avec plusieurs des associés. En tête-à-tête. Chacun leur tour. Je leur explique la source de mon malaise. Je ne me retrouve pas dans les valeurs de la boîte. Le manque de bienveillance. Et je pointe celui d’entre eux, le DG, qui me dérange le plus. Ah oui, c’était le même qui avait joué avec le viagra, agressé sexuellement ma DRH, etc. Beau palmarès. Je finis par dire à l’un de mes associés que ça me dérange d’avoir l’impression de bosser pour des connards et que j’interroge fortement mon avenir dans cette boîte. Ils réagiront chacun à leur manière, mais me feront comprendre qu’ils s’en occupent.
 
Réunion de budget RH. Ma supérieure et moi sommes avec l’associé problématique. Je bois un café. C’est ramadan. Il m’interroge, « tu ne jeûnes pas ? » Si. Mais j’ai le droit à une dispense de quelques jours. (j’ai mes règles quoi). S’enchaîne une conversation surréaliste sur mon choix de protection périodiques. « Tu dois être plutôt serviettes lavables vu ton côté bobo. » « Nan son truc, c’est plutôt la Cup. » Hmm, les loulou.tes, on pourrait se concentrer sur les résultats de la campagne de recrutement ? Oh, regardez, j’ai un gros problème de turn-over. C’est moins intéressant que ce qu’il se passe dans ma culotte, je vous l’accorde, mais je vous rappelle que nous sommes au BUREAU ! Evidemment, ça c’est que je dis dans ma tête. A la fin de cette réunion de haut vol, l’associé nous regarde sortir, et me lâche : « Je sais que tu penses que je suis un pervers. Et si ça continue, je vais finir par le croire ». The war was on, bitches !

 

Quelques semaines plus tard, je suis dispensée d’activité. Je vous épargne les détails administratifs, mais après quatre mois à être payée et assignée à domicile, je suis licenciée. Quel motif ? Pas de motif. Ah oui, je ne vous ai pas dit, on m’a proposé un accord. Je l’ai refusé. J’ai décidé d’aller me battre dans les tribunaux.

 

The End. Non, c’est juste le début de l’histoire en fait. Ma saga Star Wars à moi. Et je suis impatiente d’écrire les prochains actes. Et surtout, je ne compte pas les écrire seule. Nous les écrirons ensemble.

Oui, ensemble. Et c’est ainsi qu’au cours d’une conversation avec des anciennes collègues devenues des amies, nous avons imaginé un projet fou. Un truc tellement fou, qu’il serait plus grand que nous. Et si on osait, et si on assumait notre guerre du quotidien. Devenons les amazones que nous sommes déjà. Aidons-nous. Ecoutons-nous. Croyons-nous. Il n’y a pas de petite contribution. À vous de trouver la forme qui vous convient. Mais le silence n’est pas une option. Le silence n’est plus une option. Il nous enferme. Nous emprisonne. Fait de nous des victimes. La parole, elle, nous libère. C’est douloureux au départ. Difficile. A quoi bon ? Vous allez avoir l’impression de vivre un séisme (à vous de le situer sur votre échelle de Richter). Mais vous verrez, c’est ensuite que vient le kiffe. La puissance de la parole libérée. Le pouvoir retrouvé. Lorsque le malaise se renverse. Bien sûr il y a un coût. Et, c’est à vous de décider quel est le bon moment pour vous. Mon déclic : j’ai écouté mon corps, la petite voix à l’intérieur de moi. J’en avais marre de fondre à vue d’œil et d’être malheureuse. Et puis cela impactait tellement de dimension de ma vie que le coût était devenu trop grand. Alors, je l’ai fait en mode spontanée. Mais à chacun.e de vous de trouver la voie qui vous convient. De mon côté, je peux vous assurer que j’ai trouvé chez ma mère, mes sœurs, mes copines, mes potes, des allié.es du quotidien. Des soutiens inconditionnels. Il.elles m’ont donné la force de passé ce tsunami. Et je me sens prête à affronter les prochaines répliques. Alors, ça vous dit d’être nos complices ?
 

Acte IV : #BalanceTonBoss

 

Un jour, j’ai fait un rêve étrange. Un rêve utopiste. Ce rêve va vous paraître ordinaire. Mais faut croire que j’ai des rêves assez simples. J’ai fait le rêve que je travaillais dans une entreprise bienveillante où le fait d’être une femme, racisée de surcroît, ne serait pas une entrave à ma carrière. J’ai rêvé que je bossais dans une société où le mot féministe n’était pas une insulte, où les micro-agressions sexistes, racistes, homophobes, grossophobes, etc. ne faisaient pas partie de mon quotidien. Puis je me suis réveillée, j’étais en 2019 et il fallait que mon rêve soit ma réalité, notre réalité. J’ai commencé à raconter mon histoire autour de moi, et j’ai pris conscience de la violence de celle-ci. Plus je racontais mon histoire, et plus des histoires comme la mienne m’entouraient. Les femmes concernées travaillaient dans des milieux variés et des secteurs d’activités différents.

 

Alors je suis passée par plein d’émotions différentes. La colère. La détresse. La rage. La tristesse. L’optimisme. La fatigue. Que faire de toutes ces émotions ? De toute cette énergie, il fallait que je fasse quelque chose, je ne voulais plus être passive. Je ne pouvais plus être passive. Je ne pouvais plus subir ma situation. Je n’étais pas une victime. J’avais besoin d’être dans l’action. De reprendre le pouvoir. Mon licenciement devait ne pas servir à rien. Mais comment agir efficacement face à cette montagne devant nous ? En déplaçant un caillou à la fois. En unissant nos forces pour avoir plus d’impact. Et surtout en racontant nos histoires.

 

Alors, seriez-vous partant·e·s pour relever un petit challenge et continuer à renverser l’ordre établi ? Et si, dans la continuité de #metoo, #noustoutes, nous libérions la parole dans la sphère professionnelle avec #BalancetonBoss ?

Et si, pour commencer, nous nous servions par exemple de la plateforme Glassdoor pour évaluer, de manière anonyme, nos environnements de travail en y reportant les comportements et agressions sexistes, racistes, homophobes, grossophobes, etc. que nous avons pu observer ou dont nous avons pu être victimes ?

 

Pourquoi témoigner ?

La question est d’abord pour QUI ? Pour protéger nos sœurs, nos copines, nos femmes, nos mères, nos filles qui subissent ou qui subiront ces violences quotidiennes.

L’objectif de cette démarche est de transformer les entreprises en espaces safes et bienveillants en dénonçant ces pratiques. En rappelant qu’un cadre légal existe, et en n’acceptant plus ces comportements, en les sanctionnant systématiquement, en inversant le camp de la peur et de la honte, j’ai le rêve que nous créerons, tou.te.s ensemble, un monde meilleur.

 

Aujourd’hui, l’entreprise et le monde du travail sont des lieux d’exercice du pouvoir où les structures de domination patriarcales s’exercent au quotidien sur des millions de femmes (et d’hommes). Nous n’avons pas attendu la Ligue du LOL pour découvrir les boys’s club. Nous n’avons pas attendu les affaires Beaupin, Tron, etc. (marche avec beaucoup trop de noms d’hommes cis hétéro) pour expérimenter les violences sexuelles et sexistes en entreprise.

 

Dans votre entourage, combien de femmes, et d’hommes, vous ont raconté des blagues, des micro-agressions sexistes, racistes, homophobes, grossophobes, etc. ? Combien de cas de harcèlements sexuel ou moral subis au quotidien ? Combien d’agressions sexuelles ? Combien de viols ? Il est très difficile de dénoncer ces comportements dans la sphère professionnelle sans prendre le risque de conséquences sur sa carrière. Il est d’ailleurs souvent difficile d’en parler à son entourage. J’en ai moi-même parler qu’une fois qu’il était trop tard. Et pourtant, c’est le sujet de vos soirées Meufs, de vos dîners, de vos insomnies, de vos crises d’angoisse.

 

Combien de dépressions, de démissions, de burnout, de licenciements allons-nous accepter ?

 

Alors Challenge accepted ?

 

Pour relever le défi et renverser l’ordre établi, vous pouvez nous soutenir sur les réseaux sociaux et nous envoyer vos témoignages.

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Article écrit par Zoubi DAH
 
Crédit Photo Image à la une: Rakidd

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