La langue qui m’habite – Réenchanter de Sarah Taïbi Guettari

par | 25 novembre 2025 | Portraits

« Alger est une muse fière et sa beauté cache de sombres drames. » (p5)

Entre les lettres, les mots et les pages, je me retrouve pendant un instant de l’autre côté de la Méditerranée.

Alger, juin 1962.

Dans la peau de Yassine, je me retrouve face à un public franco-algérien, dans un concours de poésie de français. Dès lors, je dois réciter un poème soigneusement préparé dans la langue arabe.

Je me fige, je suis devant un public qui s’attend à ce que je m’exprime avec la langue de Molière. Les mots ne dépassent pas mes lèvres. Une question se pose : dois-je utiliser la langue du colonisateur.rice ou celle de mes ancêtres ?

Pourtant, la réponse paraît évidente. Je maîtrise le français mieux que la langue de mes aïeux.les (p15). Dans ce cas, pourquoi ne pas m’exprimer avec la langue qui m’habite ? 

Ni celle du colonisateur.rice, ni celle de mes parents, mais la mienne : un mélange de français et d’arabe issu du dialecte de mon enfance.

Et à partir de ce poème, et de cette langue qui est la mienne, pourrais-je réenchanter Alger, et puis le monde ?

« La langue qui m’habite ».

Réenchanter de Sarah Taïbi Guettari me plonge dans une profonde réflexion à laquelle je ne m’attendais pas. Cette réflexion est tirée plus particulièrement de l’extrait suivant (p15,16) : « La langue de nos parents est celle de l’intérieur. Celle par laquelle nous verbalisons nos peurs, nos craintes, mais aussi nos aspirations . C’est elle que nous devons saisir pour convoquer nos émotions, sinon, qu’écrirons-nous ? Une poésie de surface, une poésie politique et scolaire. La langue française est une langue magnifique mais c’est une arme et, avec elle, nous voulons prouver. Prouver que nous sommes à la hauteur d’une élite, prouver que nous pouvons nous aussi magnifier la langue de ceux qui nous ont colonisés. Nous devrions pouvoir exister de toutes nos bribes d’identités et nous exprimer avec les langues qui nous habitent. La langue arabe est la langue de l’amour courtois, de la chevalerie, des poèmes qui apportent plus à l’honneur qu’un nom de famille. L’éloquence est notre seul signe de noblesse. »

Étrangère sur la terre de mes ancêtres, étrangère sur ma terre natale. Je ne me sens chez moi ni ici ni là-bas. Je ne parle pas de différence de culture ou de religion mais plutôt d’un abandon d’un ensemble d’identités qui font de moi ce que je suis aujourd’hui. C’est l’exil. Et chaque exil commence par la langue. Laquelle vais-je adopter ? Laquelle sais-je le mieux manier ? Laquelle vais-je rejeter, enterrer, oublier ?

La vraie question que je dois me poser est : « en tant qu’enfant issu de l’immigration nord-africaine, ayant grandi sur les bancs de la République, quelle langue est la mienne? »

La première est celle que je maîtrise le mieux, la seconde est un « dialecte brassé » (p 16). 

Je me retrouve dans le personnage de Yassine qui est face à un dilemme, doit-il choisir la langue du colonisateur.rice ou celle de ses aïeux.les pour s’exprimer face à un public franco-algérien? 

Yassine n’hésite que quelques secondes. Il opte pour le meilleur choix, la langue qui l’habite. 

Quand je me retrouve avec des enfants issu.e.s de l’immigration nord-africaine, je n’ose pas brasser les langues. Parfois, on se lance des « inshâaAllah », et « al-hamdoulilah » presque timides, comme si la langue de nos parents nous était interdite.

Lors de mes études, j’ai rencontré de nombreux.ses étudiant.e.s nord-africain.e.s n’ayant pas grandi en France, j’ai pu remarquer qu’iels ont une facilité à parler arabe entre eux.

Ces deux observations me mènent à une autre remarque. Les personnes nord-africaines qui viennent en France partent souvent du principe que je ne parle et ne comprends pas l’arabe . Il m’est déjà arrivé de me retrouver dans des situations amusantes où des camarades de classe conversent avec une telle liberté et partagent des secrets qu’iels ne prennent pas le temps de savoir si je les comprends.Au moment où ces personnes se rendent compte que je parle et comprends le dialecte, elles sont surprises, puis me félicitent en me lançant « c’est une bonne chose de connaître ta langue, en général les enfants qui ont grandi en France ne parlent pas le dialecte et ne le comprennent pas. » Certaines vont plus loin, et me lancent « les enfants ayant grandi en France sont les seuls enfants d’immigrés en Europe qui ne savent pas parler le dialecte ». Ces personnes se permettent de critiquer l’éducation des parents d’ici sans connaître les circonstances et l’environnement complexe dans lesquels nous avons grandi.  On me félicite en dénigrant ceux et celles qui ne parlent pas le dialecte.

Est-ce que je me sens fière à ce moment-là ? Non. J’ai juste envie de disparaître de honte.

Est-ce que leurs félicitations me rendent heureuse ? Non. Dans leur voix, je sens une validation, comme si on me donnait le droit d’être nord-africaine. Je n’ai pas besoin de prouver que je le suis. Aucun enfant issu de l’immigration n’a besoin de le prouver et cela même s’iel  ne parle pas un mot du dialecte.  C’est à ce moment-là que j’ai réalisé combien la langue renforce le sentiment d’appartenance. Le fait d’être “validée” par des personnes africaines m’a poussée à une réflexion plus approfondie, m’obligeant à distinguer deux réalités : d’une part, être d’origine de quelque part, et d’autre part, être véritablement de cet endroit. En effet, appartenir à un lieu implique la maîtrise naturelle de ses codes socio-culturels et linguistiques. Pour ma part, bien que je sois d’origine nord-africaine, je ne maîtrise pas ces codes – et cela n’altère en rien mon identité.

Je ne considère pas que je suis une native en arabe, comme Yassine, l’arabe que je parle est un « dialecte brassé issu de mon enfance ».

Quelque part j’ai l’impression que nous, enfants issu.e.s de l’immigration, sommes constamment jugé.e.s sur notre niveau en arabe.  Si je le parle bien, on me félicite, si je ne le parle pas, on me le reproche.

La langue est-elle si importante ? Cette question est en quelque sorte liée à l’identité. Je pense que la langue est la colonne vertébrale d’une nation.

Pour vous donner un exemple, prenons l’hébreux.

L’hébreux d’aujourd’hui est un hébreux plutôt moderne. L’ancien hébreux était parlé par les habitant.e.s de la Palestine. L’ancien hébreux n’était pas adapté au langage oral, il était utilisé principalement dans les textes sacrés. Les mots en hébreux étaient assez limités au langage religieux, pour cette raison, peu à peu, à partir du IIIème siècle, il a commencé à être remplacé par différents dialectes (Araméen, Arabe, Ladino, Yiddish). Au 18ème siècle, l’ancien hébreux était presque en extinction, mais en 1948, l’hébreux a été déclaré comme une des langues officielles de la Palestine.

Comment une langue quasi oubliée revient-elle à la vie ?

C’est en 1881 que tout débute, un homme du nom E. Ben-Yehuda arrive en Palestine. A cette époque, aucun.e juif.ve de Palestine ne parle hébreux.

Cet homme s’était donné pour mission de transformer l’hébreux a une langue moderne, écrite et parlée, pour faire revivre le sentiment nationaliste juif. Il souhaitait transformer la Palestine en terre promise.

Il a commencé par l’enseigner à son fils en lui interdisant tout contact avec l’extérieur. Au départ, il n’était pas accepté par les juifs de Palestine, car son projet semblait fou. Au fur à mesure, il a prouvé au monde, que sa technique fonctionnait. Interdisant à sa famille de parler d’autres langues que l’hébreux, il a réussi à créer un hébreux moderne. Petit à petit, ce nouvel hébreux a commencé à être enseigné dans des écoles et en 1948, il est devenu une langue officielle de l’État.  

Il n’a pas seulement créé une langue, il a créé un pont entre les communautés juives, créant ainsi une nouvelle langue, qui a permis de donner naissance à une nouvelle nation, et à un nouvel État.

Nous pourrions en parler encore longtemps, mais l’important ici est de comprendre qu’une simple langue a le pouvoir de lever une nation.

Pour revenir à notre sujet de départ, l’arabe que je connais est un mélange de dialecte influencé par la colonisation européenne. En vérité, je ne maîtrise pas la langue de mes ancêtres, et quand je la parle j’ai un accent “cassé”; on me reconnaît de loin. Je suis une enfant d’immigré.e.s, pourtant rien ne m’empêche de m’identifier en tant qu’arabe. Nous seul.e.s, sommes légitimes de dire si l’on appartient à une culture, à une nation, à une origine, ou à une ethnie. Ce n’est pas à mes proches, que je vois une fois par an, que revient cette tâche. C’est encore moins à mes camarades de classe, venant de l’autre côté de la Méditerranée qu’incombent à me dire si j’ai le droit de me considérer comme tel ou untel.

Nous sommes ce que nous sommes, et nous nous exprimons avec la langue qui nous habite : si ce n’est qu’en français, c’est très bien, si ce n’est qu’en arabe, c’est très bien, et si ce sont les deux, c’est très bien aussi.

Cela ne sert à rien de me forcer à adopter les codes qui ne me ressemblent pas pour mieux m’intégrer.  Quel est le but de se forcer à parler une langue en particulier si je m’oublie moi-même ? Il suffit simplement de m’exprimer avec la langue qui m’habite et être honnête avec moi-même. Et peut-être que je pourrais « réenchanter » le monde à ma manière. 

« Le poète doit rester un être solitaire » (p26)

Au-delà de la réflexion autour de la langue et de l’identité, Réenchanter est une histoire, un poème, une ode à la mémoire des martyrs et des résistant.e.s.

Sarah, l’autrice, dépeint Alger en 1962, qui se relève à peine de la guerre d’indépendance et de la colonisation,qu’elle se retrouve de nouveau dans les flammes à cause de l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS). Dans l’histoire, Yassine est le personnage principal, et il sera désigné comme porte-parole pour la libération, car il est poète. Il sera accompagné de son frère de lait,  Jean, et de Ahlem, sa muse. Il devient « l’étendard d’espoir d’une Algérie libre, indépendante et d’une jeunesse remplie de rêves ». Il devient le Darwich algérien sur sa propre terre. 

En effet, il y a une référence intéressante à souligner avec Darwich, le célèbre poète palestinien. Malgré le fait que Darwich lui-même ait annoncé dans une interview en 1996 que « le poète ne représente ni une cause, ni un peuple, ni un groupe ; il ne représente que lui-même. », je pense que les mots restent puissants et peuvent changer le monde.  « Les poètes, eux, vont plus loin, ils réenchantent les peuples » (p26).

Comme M. Darwich, on a imposé à Yassine l’identité d’un poète de résistance. Yassine est devenu, malgré lui, le porte-parole du peuple algérien. Il n’a pas nié cette identité, qu’on lui a donnée.

L’histoire est poétique, agréable à lire, presque douce. Une douce mélodie sur la fraternité, l’exil et l’amour…Cependant le contexte m’arrache à la beauté des mots et me rappelle la sombre histoire d’Alger. A mes yeux, Yassine n’est pas seulement un poète, mais il incarne le peuple algérien et représente la voix du peuple. 

Darwich et sa poésie étaient considérés comme ennemis par le colonisateur car sa poésie était trop palestinienne, et « incarnait une sensibilité commune » . Yassine, lui aussi, est considéré comme l’ennemi à abattre par l’OAS, car il incarne aussi une voix commune.

Les Palestinien.ne.s qui ont vu leur identité collective se faire détruire ont retrouvé dans la poésie de Darwich une identité commune dont le principal ancrage est la langue arabe. 

Comme les Palestinien.ne.s qui retrouvent une identité commune à la lecture des poèmes de Darwich, Yassine unit le peuple algérien dont l’identité collective a été brisée par la colonisation.

Yassine ne parle pas l’arabe, car l’arabe qu’il connaît est « un dialecte local brassé par les différentes cultures du bassin méditerranéen (p16)». « Il accole les verbes français aux pronoms arabes » (p16), «il crée une langue vivante et en mouvance, créant des ponts à l’endroit des ruptures des idées »(p16).  Ce livre fera écho à toutes les personnes qui sont capables de mélanger les deux langues, en confrontant les visages de leurs interlocuteur.ice.s.

Ce mélange de langue, je le constate dès le départ avant même d’ouvrir le livre. Réenchanter le titre lui-même est traduit en arabe littéraire avec une jolie calligraphie réalisée par l’artiste Sofiane. Je retrouve l’univers de Sarah, aka TheArabicNovel, et sa touche poétique.

Exil, Amour, Fraternité. C’est le slogan de ce roman.

Il ne faut pas oublier de citer le contexte de l’histoire, le roman traite des conséquences de la colonisation de l’Algérie, dont l’exil.

La colonisation et la guerre ont dépossédé les âmes de leur essence : la culture et la langue, avant d’arracher le dernier espoir : la terre. 

Je me retrouve à Oran, 5 juillet 1962, je vois la mer. Combien de corps a-t-elle pris ? Quel est le prix à payer pour réenchanter le monde ? L’indépendance, la liberté, la paix, ou l’exil?

Dis-moi, chère Méditerranée, témoin de tous ces exils, à quand la fin ?

Combien de génocides encore ? Le génocide d’un peuple, d’une terre et de sa culture. Faire oublier les génocidé.e.s et leurs ancêtres. Il n’y a ni corps, ni morts, ni tombes, ni deuil. Faire disparaître l’histoire et la racine de l’histoire. Vivre dans le déni. Attaquer, briser, brûler, tuer la mémoire, la culture et la langue. C’est ce qu’on appelle “un mémoricide” (p30).

C’est à nous de faire revivre la mémoire des martyrs et de continuer à réenchanter l’Histoire des oublié.e.s. L’Histoire est enseignée pour ne pas la reproduire…mais combien de fois faut-il la reproduire pour ne pas la répéter ?

Au-delà de l’indépendance du pays, de la terre et du sol, ce livre prône une indépendance culturelle. En tant qu’enfant issue de l’immigration, ne dois-je pas être fière de la culture et de la langue de mes aïeux.les ? Et parallèlement, ne dois-je pas accepter cette richesse, ce mélange de franco-arabe que nous avons ? Ne dois-je pas accepter mon héritage culturel tel qu’il est ? Faut-il toujours choisir une langue, une culture, un pays ? Ne faut-il pas juste embrasser ce que le passé m’a légué et le transformer en étendard de paix ?

Tout au long de ma lecture, j’étais bercée par les références au monde arabo-musulman et la langue arabe. Si vous connaissez TheArabicNovel sur Instagram, vous devez connaître son amour pour la calligraphie et la poésie arabe. La couverture témoigne de cet amour. Si ce n’est pas le cas, je vous laisse jeter un coup d’œil à ces articles Partie I, Partie II, Partie III que j’ai eu l’opportunité d’écrire à la suite d’une interview avec Sarah.

Enchanter signifie « soumettre quelqu’un, quelque chose à un charme, à un enchantement ; ensorceler » (source : Larousse). Sommes-nous capables de réenchanter le monde d’aujourd’hui ? Comment peut-on utiliser la langue qui nous habite, dans le contexte actuel, pour réenchanter notre monde ?

 

 

Sources :

image de couverture:@la_bartbe

Lamb&Lion, Yale Uni library, Britannica, Mahmoud Darwich, Lamb&Lion

Explore the Judaica Collection | Yale University Library. (s. d.). https://web.library.yale.edu/international/judaica-collection

Harb, M. (2018). Mahmoud Darwich, victime en quête d’identité (Doctoral dissertation, Sorbonne Paris Cité).

 The Editors of Encyclopaedia Britannica. (2024, 12 mars). Hebrew language | Origin, History, Alphabet, & Facts. Encyclopedia Britannica. https://www.britannica.com/topic/Hebrew-language

 The Revival of the Hebrew Language. (s. d.). Lamb And Lion Ministries. https://christinprophecy.org/articles/the-revival-of-the-hebrew-language/

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