« Le ventre des femmes et la colonialité » : l’intervention de Françoise Vergès au Lallab Day #5

par | 10/12/18 | (Dé)construction

C’est avec le plus grand honneur que nous avons reçu Françoise Vergès lors du dernier Lallab Day le 30 septembre 2018. Non seulement titulaire de la chaire Global South(s) à la Maison des Sciences de l’Homme, Françoise Vergès a également présidé le Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage. Elle est aussi co-fondatrice de l’Université et de l’association « Décoloniser les Arts » avec Gerty Dambury et Leïla Cukierman. Ayant grandi sur l’île de la Réunion, dans une famille engagée dans les luttes décoloniales et anticapitalistes, elle obtient son baccalauréat à Alger en 1970 et son doctorat de sciences politiques à Berkeley en Californie en 1995.
Experte des questions de races et de genres, elle analyse en particulier le traitement réservé aux femmes racisées des classes populaires de la Réunion dans son livre Le ventre des Femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme (2017), qui nous intéresse aujourd’hui.

 

Quand l’État français cautionnait les stérilisations et les avortements forcés et illégaux à la Réunion

 

Dans Le ventre des Femmes, on apprend qu’au moment même où les femmes blanches de France se battent pour le droit à l’IVG au début des années 1970, 7000 à 8000 femmes par an sont avortées ou stérilisées sans leur consentement dans une clinique de la Réunion. De plus, les auteurs de ces violences médicales s’enrichissent en se faisant rembourser des actes médicaux fictifs par la Sécurité Sociale. L’avortement est alors un crime sévèrement puni, et ne sera légalisé en France et dans ses post-colonies qu’en 1975. Le scandale, révélé en 1970 à la suite d’une plainte contre X d’un médecin réunionnais soignant une victime, met en lumière les stratégies de contrôle des naissances sur l’île, contrôle introduit par le gouvernement français après la Seconde Guerre Mondiale.

L’absence totale de culpabilité de la part des médecins concernés prouve qu’il existe bel et bien une différence de traitement des femmes, entre celles qui ont le droit de donner naissance – les blanches, auxquelles le gouvernement applique une politique nataliste – et celles que l’on stérilise et avorte de force. Cette différence se retrouve de fait chez les enfants, entre ceux qui ont le droit de naître et de vivre dans de bonnes conditions (blanc·he·s) et ceux que l’on ne veut pas (racisé·e·s). Malgré la cruauté de leurs actes, et l’illégalité de l’avortement au moment de leur procès en février 1971, les médecins responsables bénéficient de la clémence de la justice française, à l’exception d’un médecin d’origine marocaine et d’un infirmier réunionnais, tous deux racisés, évidemment ! Preuve s’il en faut, de la complicité tacite de l’État français…
 
Extrait de témoignages du procès en appel des auteurs d’avortements et stérilisations forcées de la Clinique orthopédique de Saint Benoît à la Réunion (1er mars 1971). Témoignages. Page 1.
 
La détresse de ces femmes fut totalement ignorée par les mouvements féministes des années 1970 comme le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), ou encore le Planning Familial… Bien que ce scandale ait été médiatisé par le Nouvel Observateur dès 1970 – journal qui publiera le Manifeste des 343 – les avortements forcés des femmes réunionnaises, pauvres et racisées ne furent jamais questionnés par les féministes blanches. Pour Françoise Vergès, celles-ci ont volontairement ignoré les problématiques des femmes racisées, colonisées et subalternes, alors que ce scandale était discuté dans tous les journaux nationaux.

 

Dès lors, le féminisme blanc dit universaliste se construit et se mobilise autour de problématiques qui sont propres aux femmes blanches et plutôt bourgeoises, c’est-à-dire privilégiées de manière économique, sociale et culturelle. Ce féminisme a, et continue, d’invisibiliser les revendications des subalternes, quand il ne participe pas activement à leur oppression en profitant de sa proximité avec le pouvoir hégémonique blanc et masculin.

 

 

Les enfants racisé.e.s : de la ressource à la menace

 

Françoise Vergès soulève ainsi deux questions : celle de l’invisibilisation des femmes subalternes, notamment dans les luttes féministes, ainsi que celle de la démarcation entre les enfants ayant le droit de naître et grandir dans de bonnes conditions, et les autres.

En cherchant à comprendre comment de tels crimes ont pu être commis et effacés des mémoires, elle s’est rendue compte que l’idéologie justifiant l’exploitation du ventre des femmes racisées et la séparation entre deux humanités prend ses racines à la fois dans les chasses aux sorcières et la traite esclavagiste européenne. En effet, les États occidentaux modernes aidés de l’Église formalisent leur mainmise sur la fertilité de leurs sujets dès le XVe siècle. Grâce à un appareil institutionnel de plus en plus étendu et puissant, les États enregistrent les naissances et punissent les femmes dites « sorcières » en les torturant et brûlant sur les places publiques car ils veulent effacer le savoir de ces femmes du peuple concernant la contraception et la médecine.

 

Cette appropriation du savoir et du ventre des femmes est contemporaine de l’émergence des Empires coloniaux esclavagistes et de la naissance du capitalisme. L’accumulation de richesse matérielle par et pour une classe bourgeoise occidentale repose sur le pillage des terres colonisées, le travail forcé des esclaves, mais aussi le fruit du ventre des femmes racisées.

En effet, ce sont les enfants des femmes africaines qui sont kidnappé·e·s et déporté·e·s : le ventre des femmes africaines est transformé en « capital » pour la traite. Aux Etats-Unis où la traite avec l’Afrique est interdite en 1808, la reproduction de la main d’œuvre servile se fait dans les plantations et la traite devient interne : les femmes sont violées parfois 6 ou 8 semaines après avoir donné naissance pour produire un autre être à exploiter, louer ou vendre. Dans les colonies françaises, c’est la déportation qui est choisie, autrement dit le kidnapping.

Ce modèle – le ventre des femmes racisées comme élément du capitalisme – se poursuit au XIXème siècle quand des millions d’hommes et de femmes d’Asie sont importées pour travailler dans les mines, les plantations… C’est encore le ventre des femmes racisées qui est exploité pour assouvir le besoin de main d’œuvre des impérialismes.

 

Les ventres des femmes racisées ont donc été créateurs de richesses, puisque les esclaves sont considéré·e·s comme des biens matériels, et constituent ainsi l’un des piliers du système capitaliste naissant qui continue de structurer les sociétés actuelles.

 

À gauche : croquis d’une vente d’esclave. Un bébé noir est vendu malgré les supplications de sa mère, elle aussi esclave (Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines). Croquis par Henry Bibb, publié en 1849.

À droite: “Stop à la stérilisation forcée (en anglais et en espagnol, ndlr). Auditions publiques sur la stérilisation – 12 février à 10 h du matin au State Buiding 350 McAllister St à SF. Rassemblement à midi le Samedi 12 février au Centre Civique.” (Poster “Stop Forced Sterilization” par Rachael Romero de la San Francisco Poster Brigade, 1977).

 

Après la Seconde Guerre Mondiale, l’automatisation et la désindustrialisation dans les pays occidentaux changent les besoins en main d’œuvre. Les enfants colonisé·e·s, autrefois ressources essentielles, deviennent une menace : le fameux complot du « grand remplacement » tire ses origines dans un langage légitimé à l’échelle nationale et internationale. Le contrôle des naissances devient alors un pilier des politiques de « développement » qui attribuent la pauvreté générationnelle des territoires colonisés et les destructions environnementales globales à la forte natalité des peuples colonisés, invisibilisant opportunément des siècles de spoliations coloniales. La richesse matérielle de l’Occident découlerait ainsi d’une prétendue supériorité culturelle sur les autres peuples, supériorité justifiant donc un impérialisme pseudo-bienveillant…

Reposant sur une stratégie de séduction-punition prétendant libérer les femmes du joug patriarcal des hommes racisés, les États occidentaux – France incluse – et les institutions complices fabriquent donc un consentement artificiel à leurs politiques impérialistes, racistes et hétéro-sexistes.

 

Briser le plafond de verre : pour qui ?

 

Dans les sociétés post-esclavagistes, la destruction du tissu familial des peuples colonisés continue. L’État impose la famille blanche et bourgeoise cis-hétéro comme norme, et utilise encore une fois une stratégie de séduction-punition pour mieux contrôler l’intimité familiale des peuples colonisés. Les institutions font miroiter aux femmes racisées de les libérer de leurs pères, frères, maris forcément sexistes de par leurs « cultures barbares » … tout en s’appropriant en même temps leur autonomie ! Les femmes issues de la postcolonialité subissent une exploitation économique et mentale, leur souffrance étant soit ignorée, soit fétichisée.
Les femmes racisées, exclues des sphères de pouvoirs sont présentes en majorité et ne comptent pas leurs heures dès qu’il s’agit des services de soin, de nettoyage, de garder les enfants des femmes blanches afin que ces dernières puissent briser le fameux plafond de verre, lutter pour la parité, avoir du temps pour elles… Ces métiers dits du « care » sont profondément méprisés et sous-payés malgré leurs conditions de travail éprouvantes : il ne faudrait surtout pas voir les femmes racisées en arrière-plan qui nettoient les bureaux avant 8 heures du matin pour que les entreprises puissent fonctionner.       Ces travailleuses sont de plus contraintes de se loger loin de leurs lieux de travail, la gentrification les éloignant de manière croissante des pôles économiques.

 

Travailleur·euse·s en grève de la société ONET, prestataire externe de la Bibliothèque Nationale de France et de la SNCF entre autres. Photo de Marieau Palacio pour streetpress.com. 17 Avril 2015.
 
Pire, ces problématiques d’exploitation du ventre des femmes – quand elles sont enfin reconnues – sont pacifiées et appropriées par les personnes dominantes. D’où le succès et l’ultra-médiatisation à grand renfort d’images extrêmement voyeuristes du livre Sexe, Race & Colonies, écrit par des blanc·he·s, qui s’approprient des études menées depuis des années par des personnes militant·e·s et chercheur·euse·s concerné·e·s.

Du rapt d’adolescent·e·s de 14 ans pour les champs de cannes à sucre aux violences policières actuelles contre les jeunes racisé·e·s, de la politique de dévoilement des femmes indigènes lors de la guerre d’Algérie aux discriminations subies par les femmes voilées aujourd’hui, il y a bel et bien une continuité. Pour les femmes racisées des milieux populaires, ce ne sont pas les luttes féministes universalistes qui comptent.

C’est l’arrêt des humiliations quotidiennes et la justice économique et sociale. Ne pas avoir à se dévoiler pour travailler. Aller à la plage dans la tenue qu’on veut. Ne pas être suivie dans les magasins. Ne pas être stéréotypées dans la culture et les médias. Le droit au sommeil et au repos. Ne pas passer des heures dans le RER pour aller nettoyer ou garder des enfants bourgeois et s’entendre dire qu’on « profite » des allocs et qu’on a trop d’enfants, « mal-élevés » évidemment. Ne pas avoir peur pour ses enfants quand ils sortent dans la rue. Ne pas avoir à pleurer la mort de ses enfants à la suite de violences policières.

Voilà ce que le féminisme doit pouvoir garantir aux subalternes et à toutes les femmes.

 

On ne peut même plus parler de plafond de verre, mais d’une chape de plomb qui détruit le corps et l’esprit des subalternes, nous rappelant sans cesse notre appartenance à une caste censée servir nos oppresseurs, et ce, avec gratitude.

Un féminisme universaliste certes, mais pour qui ? Il n’a rien de libérateur, loin de là, puisqu’il exploite les femmes subalternes au profit des privilégié·e·s.

Un féminisme niant la réalité du capitalisme racialisé ne peut prétendre à émanciper les femmes et minorités de genre. Nous ne vivons ni dans un monde décolonisé ni dans un monde paritaire, loin de là.

 

 

Pour aller plus loin :

  • À lire :
    • Le ventre des femmes: Capitalisme, racialisation, féminisme. Livre de Françoise Vergès publié chez Albin Michel en 2017.
    • Décolonisons les arts ! Manifeste du collectif éponyme paru en 2018 aux éditions L’Arche, sous la direction de Françoise Vergès, Gerty Dambury et Leïla Cukierman.
    • « Les corps épuisés du spectacle colonial ». Collectif Cases Rebelles, publié en septembre 2018 sur leur blog éponyme.
    • Ne suis-je pas une femme. Livre de l’afroféministe et militante des droits civiques américaine bell hooks, publié chez Cambourakis en 2015
    • Sorcières : la puissance invaincue des femmes. Livre de Mona Chollet publié chez l’éditeur Zones en 2018.

 

 

 

 

Crédit photo à la une : Francoise Vergès lors des Lallab Days, 30 septembre 2018. Copyright Lallab

 

Article écrit par Rabbit et Nancy Pas Reagan

 

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