Les deux tours de la présidentielle vécus par une citoyenne musulmane

par | 28/04/22 | Nos Voix

Dans ce nouvel article, une de nos Lallas a souhaité exprimer anonymement son ressenti sur les dernières semaines et le déroulé des élections présidentielles. Elle prend la parole dans notre rubrique « Nos voix ».
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Avant d’être des créatures brandies par les politiques pour susciter la peur ou la pitié, nous, femmes musulmanes, sommes des êtres humains dotés d’émotions. A tous ceux qui se sont acharnés sur nous durant cette campagne présidentielle, j’ai voulu partager des extraits de mon journal intime, retraçant mes émotions et mes doutes durant ces deux tours de la présidentielle. Histoire d’apporter un peu d’humanité dans ce monde violent.
  •       29 mars :

Cela fait des semaines que j’ai arrêté de suivre la campagne présidentielle car cela m’épuise émotionnellement. A quelques jours du premier tour, je me décide enfin à m’intéresser aux candidat.e.s. J’identifie les causes les plus importantes pour moi : l’écologie, la lutte contre les violences faites aux femmes et la défense des droits des musulman.e.s. Sur ce dernier point je serai intransigeante : tout.e candidat.e ayant déjà tenu des propos islamophobes n’aura pas mon vote.

  •       30 mars :

Je me rends compte qu’aucun.e des candidat.e.s ne satisfait mes critères. De l’extrême gauche à l’extrême droite, pas un.e seul.e candidat.e n’a été irréprochable sur les questions touchant à l’islam. Je vais revoir mes exigences à la baisse.

  •       31 mars :

Lors d’un débat entre des personnalités de gauche, Caroline de Haas explique qu’elle votera pour le candidat de gauche ayant le plus de chances de l’emporter. Pas par conviction, dit-elle, mais parce que le deuxième tour définit les thématiques importantes pour les cinq années à venir et qu’il est essentiel que les idées de gauche s’imposent au cours du prochain quinquennat. Voter Jean-Luc Mélenchon ne revient pas à lui donner un blanc-seing, ajoute-t-elle, il faudra ensuite se mobiliser dans les rues pour faire entendre nos voix et exprimer nos désaccords. Ses arguments me convainquent : c’est décidé, je voterai utile.

  •       8 avril :

J’envoie quelques messages à des amies pour leur demander leur ressenti sur ce premier tour et ce qu’elles comptent faire. Parmi mes amies non musulmanes, l’hésitation entre vote utile et vote d’adhésion est encore présente. Mes amies musulmanes, elles, ont déjà tranché en faveur du vote utile, sachant pertinemment qu’elles n’ont pas d’autres options pour éviter le pire : un nouveau face-à-face Le Pen-Macron.

  •       10 avril :

Résultats du premier tour. Je suis traversée par une multitude d’émotions. La déception profonde que la gauche ait échoué à si peu de voix. L’effroi face au score énorme de l’extrême droite. Mais surtout, la rage. La rage contre les dirigeant.e.s de gauche incapables de s’unir tant ielles sont assoiffé.e.s de pouvoir. La rage contre les médias qui ont déroulé le tapis rouge aux thèmes et au vocabulaire de l’extrême droite. La rage contre le gouvernement de Macron qui n’a cessé, pour faire oublier les véritables problèmes, de brandir les thématiques identitaires. La rage contre tou.te.s celleux qui ont participé à la dédiabolisation de l’extrême droite, activement ou silencieusement.

Pendant cinq ans, j’ai répété que jamais je ne voterai pour Emmanuel Macron, même en cas de deuxième tour contre Marine Le Pen, tant il a fait du mal à la communauté musulmane durant son mandat et a contribué à légitimer l’extrême droite. Mais maintenant que la situation se présente concrètement, tout est différent. Je ne suis plus sûre de rien.

  •       11 avril :

Sur une conversation Messenger, une amie s’insurge contre les personnalités de gauche incapables de « mettre leur égo de côté » et d’appeler clairement à voter Emmanuel Macron. Je réalise que nous n’avons pas vécu ces cinq dernières années de la même façon. Il y a celleux qui sont dans une situation suffisamment privilégiée pour pouvoir crier haut et fort qu’ielles voteront pour lui, même si son programme n’est pas en accord avec leurs convictions.

Et celleux chez qui la simple évocation de son nom provoque rancœur et dégoût. Parce que sa politique les a durement impactés. Parce que ses mots et ses « petites phrases » les ont humiliés. Gilets jaunes, victimes de violences policières, ménages modestes. Il me paraît injuste de culpabiliser ces personnes pour qui voter pour Emmanuel Macron ne peut se faire sans souffrance.

En tant que femme musulmane, je fais partie de cette seconde catégorie. Je n’oublierai pas les fermetures de mosquées ; la dissolution du CCIF ; les polémiques incessantes sur le voile lors des sorties scolaires, des compétitions sportives, à la plage, dans les syndicats étudiants ; le vote de la loi séparatisme. Je n’oublierai pas non plus la ministre de l’enseignement supérieur parlant à la radio de l’islamo-gauchisme comme du principal problème touchant l’université, alors que dans ma chambre de douze mètres carrés, je sombrais dans la solitude comme des milliers d’autres étudiant.e.s.

Voter pour Emmanuel Macron pour faire barrage à l’extrême droite me paraît d’autant plus absurde qu’il lui a fait la courte-échelle pendant cinq ans. Voter Emmanuel Macron pour éteindre des braises sur lesquelles il a lui-même soufflé ? Voter Emmanuel Macron pour contrer l’extrême droite sachant qu’elle est sortie renforcée de son quinquennat ? Cette élection me semble dénuée de sens.

J’ai cette envie, irrésistible et irraisonnable, de me venger par les urnes en votant blanc, comme pour dire à Emmanuel Macron : vous avez voulu nous mépriser, faire de nous les boucs émissaires, les ennemis intérieurs ? Nous ne vous donnerons pas nos voix et si vous perdez, vous en serez l’unique responsable.

  •       12 avril :

Ma colère s’intensifie face à la stratégie choisie par Emmanuel Macron pour l’entre-deux-tours : convaincre les électeur.rices que son programme est le meilleur. Autrement dit, faire semblant de penser que les votes de gauche qu’il obtiendra seront des votes d’adhésion. Annoncer, d’emblée, qu’ils ne lui feront pas changer une ligne de son programme. Pire : qu’il s’en servira pour asseoir sa légitimité. Je me sens prisonnière d’un terrible chantage : me voilà obligée de voter pour un candidat qui me méprise parce qu’il sait qu’il n’y a pas d’autre option possible pour moi.

  •       15 avril :

Jusque-là, j’avais préféré ignorer le programme du rassemblement national et ses prises de parole. Pour me protéger, me tenir à distance des discours violents.

Ce que je n’avais pas voulu voir pendant des mois soudain m’explose au visage. Préférence nationale. Interdiction du voile. Expulsion des étranger.ères.

Mon cerveau se met à imaginer la France sous Marine Le Pen. La première pensée qui me vient est que je ne pourrai sans doute pas faire visiter la France à une de mes meilleures amies italienne, à qui je l’ai promis, parce qu’elle porte le foulard. Cela me rend profondément triste. J’imagine une France dans laquelle mes tantes seraient violentées (encore plus qu’elles ne le sont déjà) à cause de leur voile, dans laquelle les sans-papiers que je connais seraient systématiquement expulsés, dans laquelle l’association Lallab serait interdite. Moi qui souhaite devenir journaliste, pourrais-je le devenir et exercer ce métier sans être discriminée en raison de mon nom et de mon appartenance religieuse ?  Dans la France de Marine Le Pen, la liberté de la presse existerait-elle encore ? En l’espace de quelques minutes, je vois mon monde s’écrouler et j’ai soudain très peur.

Et cette peur immense remplace la colère que j’avais pour Emmanuel Macron. Je ne peux pas m’abstenir ni voter blanc.

  •       21 avril :

Je visionne le débat de l’entre-deux-tours. Je ne souhaite qu’une chose : que Marine Le Pen se ridiculise face à Emmanuel Macron, comme il y a cinq ans. Puisque ses idées ne semblent plus choquer, puisqu’il n’y a que son incompétence qui peut convaincre des millions de Français de ne pas voter pour elle, j’espère qu’il apparaîtra clairement durant ce débat qu’elle est inapte à gouverner notre pays.

Il y a bien quelques moments où je la vois hésitante, bégayant, presque, lorsque Emmanuel Macron rappelle les nombreuses incohérences entre son programme et les votes de son parti au cours des dernières années. Mais sa progression depuis 2017 est nette : elle réussit à passer pour la candidate du peuple, la candidate proche des Français.e.s. Lorsque je ferme l’écran de mon ordinateur, j’ai la sensation que ce débat vient mettre un point final à la dédiabolisation de l’extrême droite entamée il y a des années. Désormais, il est possible de débattre avec un membre du clan Le Pen comme on débattrai avec une vieille amie, en toute courtoisie, en échangeant des blagues, en rappelant qu’on ne partage pas ses idées mais qu’on la respecte, sans prononcer une seule fois les mots clés : extrême droite, fascisme, racisme, xénophobie. Marine Le Pen est devenue une candidate comme une autre.

  •       23 avril :

Veille des élections. A l’heure où j’écris ces lignes, je ne sais pas qui d’Emmanuel Macron ou de Marine Le Pen l’emportera. Je consulte compulsivement des sondages pour me convaincre que cette dernière ne sera jamais élue et éliminer les scénarios catastrophes qui polluent mon cerveau. Cela n’arrivera pas. Pas à nous.

Les émotions intenses des quelques jours suivant le premier tour ont disparu. Je suis résignée. Je voterai pour Emmanuel Macron, froidement, rationnellement. Les élections présidentielles ne servent pas à élire le meilleur mais à éviter le pire, c’est injuste mais c’est comme ça, c’est le jeu.

Mais une fois ce mauvais moment passé, je ne m’endormirai pas pour me réveiller dans cinq ans. Je me battrai, je lutterai, nous lutterons sur le terrain, dans la rue. Parce qu’il n’y a que ça qui marche.

Crédit photo à la une : Anh Nguyen