Aux origines de l’islamophobie

par , | 1/02/23 | (Dé)construction, Actualités

Pour le magazine Lallab, nous revenons à travers une série de plusieurs articles sur la notion d’islamophobie. Dans ce premier article, nous nous penchons sur les origines historiques de l’islamophobie.

Pour certain·es, le terme « islamophobie » aurait été inventé lors de la révolution iranienne ou par les Frères Musulmans, dans le but de qualifier les femmes souhaitant retirer leur voile d’ « islamophobes ». En réalité, de nombreuses sources montrent que le terme était déjà employé au début du XXème siècle, notamment de la part de certaines personnes critiques à l’égard de la politique coloniale.

De quoi parlons-nous lorsque l’on parle d’islamophobie ? Nous utilisons ici la définition du sociologue Marwan Mohammed :

L’islamophobie est « un processus social complexe de racialisation/altérisation appuyée sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane. »

On parle ici de racialisation, puisqu’il ne s’agit pas de catégories naturelles mais, d’un processus social, historique et politique, « d’un mécanisme qui a permis de créer de l’inégalité entre les groupes », comme l’explique la sociologue Sarah Mazouz.

On parle aussi d’altérisation, puisque tous les discours islamophobes produits par les institutions et les personnes occidentales  visent à essentialiser un groupe de personnes réduit à son appartenance religieuse, créant ainsi deux camps que tout oppose.

Pourquoi se pencher sur cette histoire ? Parce qu’il est essentiel, pour nous, de déconstruire notre histoire et de nous approprier notre narratif. Des enjeux et des stratégies volontaires ont favorisé la construction et l’émergence de l’islamophobie en France. Les connaître, c’est mieux comprendre notre lutte et porter un puissant récit de résistance.

Notre article n’est pas exhaustif, et si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas à vous référer aux ressources citées à la fin ! Nous avons choisi de revenir sur trois grandes périodes importantes dans la construction de l’image négative de l’Islam : la période des Croisades, la période des Lumières et enfin l’époque coloniale.

Crédit photo : @dalal.tmr

Les Croisades (1095-1291) : un enjeu de civilisations

Les Croisades, appelées également « guerres saintes », constituent en une série d’expéditions militaires organisées par les « Chrétiens d’Occident » pour « libérer » Jérusalem (la Terre Sainte et le tombeau du Christ), alors habité par les « Musulmans d’Orient ». En tout, on compte huit croisades principales. No suspens : sur le plan militaire, c’est un échec.

Sur le plan idéologique, par contre, les Croisades laissent des traces, qui perdurent jusqu’à aujourd’hui Pour la première fois, le Coran est traduit en latin, par Pierre le Vénérable, afin d’apprendre aux chrétiens à mieux combattre leur ennemi.

L’Histoire des siècles précédents est réécrite pour servir l’idéologie des croisés. Connaissez-vous la bataille de Poitiers (732), au cours de laquelle Charles Martel repousse les sarrasins ? Aujourd’hui, la figure de Charles Martel est un classique des discours d’extrême droite. Mais, à l’époque, la bataille n’a pas une importance majeure et Charles Martel est loin d’être un héros (c’est même plutôt lui le barbare). C’est précisément à la période des Croisades que la figure est réhabilitée pour la première fois. Elle le sera ensuite lors de la conquête de l’Algérie, avant de sombrer à nouveau dans l’oubli, et ce, jusqu’en 2002, lorsqu’il devient la mascotte de Bruno Mégret, puis 20 ans plus tard, celle d’Eric Zemmour. 

La chanson de Roland est un autre exemple de réécriture historique. En 778, Charlemagne attaque l’Espagne. Il est battu à Saragosse par l’armée d’Abd-al-Rahman. Lors de son retour par les Pyrénées, son armée est sévèrement attaquée par un groupe de rebelles basques. Rien de glorieux, donc. Lors de la première croisade (1097), le poète Turold réécrit cet épisode : sous sa plume, les chrétiens triomphent à Saragosse avec l’aide de l’ange Gabriel. Dans les montagnes, les chrétiens ne sont plus attaqués par quelques brigands basques mais par une armée musulmane puissante, nombreuse (400 000!) et riche (selles serties de pierres précieuses, heaumes en or, etc). Dans les poèmes, comme dans la littérature de l’époque, les musulmans sont nommés “païens”. Ils sont décrits comme étant polythéistes et priant leur prophète. L’Islam n’est pas une vraie religion selon eux mais “la secte de Mahomet” (d’où le terme mahométan, que l’on retrouve bien plus tard).  

Sans surprise, cet épisode de l’histoire laisse une hostilité entre chrétiens et musulmans et par extension entre Occident et Orient.

Peinture du XIXème siècle représentant la bataille de Poitiers. Deux armées s'affrontent dans un paysage désertique.

La bataille de Poitiers, Charles de Steuben, 1837. Au moment de la conquête de l’Algérie, on réutilise cette légende.

La période des Lumières (1685-1815) : les « modernes » contre les « arriérés »

La deuxième période sur laquelle nous nous penchons est la période des Lumières. Il s’agit d’une période d’émancipation, caractérisée par la volonté de combattre l’ignorance pour diffuser et répandre le savoir (d’où le terme « Lumières »). C’est la naissance de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789). Les Lumières touchent différents domaines : philosophique, juridique, politique, artistique, littéraire, etc.

Parallèlement, on continue de véhiculer une image négative de l’islam et de l’Orient. Ce rejet s’illustre quand on parle d’une religion qu’on qualifie d’arriérée, de retardée, d’ irrationnelle, violente, fanatique, dangereuse

Dans ses Lettres Persanes, Montesquieu écrit : « La religion de Mahomet ayant été portée en Asie, en Afrique, en Europe, les prisons se formèrent. La moitié du monde s’éclipsa. On ne voit plus que des grilles et des verrous. Tout fut tendu de noir dans l’univers. »

Dans l’article « Sarrasin » de l’Encyclopédie, le philosophe Diderot fait du prophète Mohamed ce portrait  : « On peut regarder Mahomet comme le plus grand ennemi que la raison humaine ait eu. »  ( au passage, on rapelle pourquoi on doit arrêter d’appeler « Mahomet » le prophète de l’Islam !)

Parfois idéalisé (comme a pu le faire Voltaire), ou critiqué, comme dans les exemples ci-dessus, le monde musulman, et l’Orient en général, est dans tous les cas construit en altérité au monde occidental. Le monde oriental tel que perçu est immuable et uniforme, au contraire de l’Occident qui évolue et se développe. On oppose un Occident « moderne » à un Orient « arriéré ». 

Une opposition sur laquelle se construisent les pensées politiques de l’époque ainsi que les conquêtes coloniales.

Lalla Essaydi, Harem revisited

La période coloniale : islamophobie savante et orientalisme

La période coloniale, dont on parle dans cet article, s’étend du début de l’empire colonial en Afrique (dans les années 1830) jusqu’aux années 1960. On est alors dans une logique de conquête et de domination à tous les niveaux : économique, sociale, culturelle et religieuse. L’islamophobie construite au cours de cette période est indissociable de la question de la colonisation algérienne.

Le discours islamophobe colonial s’appuie sur l’orientalisme savant et sur les théories de l’inégalité des races. On a recours à des traductions d’ouvrages juridiques ou sociologiques (on traduit ainsi Ibn Khaldoun pour mieux administrer l’Algérie). 

Considéré comme un outil de résistance, l’Islam doit forcément être contrôlé. Les colons codifient un « droit musulman » en Algérie, processus mis en place depuis les années 1835-40 jusqu’en 1880, puis un code de l’indigénat. Par exemple, au début de la colonisation, les Musulmans se rendant à La Mecque pour le pèlerinage sans l’approbation des autorités coloniales sont poursuivis. Les autorités coloniales pratiquent l’internement administratif puis la mise sous surveillance. L’enseignement de l’arabe est traité comme une « atteinte à la sûreté de l’État ». 

Criminalisation de la langue arabe et de la pratique de l’Islam, ces pratiques sont, après l’indépendance, appliquées par importation en France aux enfants d’immigrés arabophones et musulmans, jusqu’à aujourd’hui.  L’année dernière, Lallab rappelait dans un communiqué que plusieurs évènements récents (fermetures d’écoles musulmanes, de lieux de cultes, dissolutions d’associations) montrent une volonté de briser toute organisation de structures musulmanes de la part du gouvernement et de criminaliser les pratiques des musulman·es.

L’une des personnalités les plus importantes dans la construction du discours islamophobe de la période coloniale est Ernest Renan.  Lors de son discours inaugural au Collège de France et dans une conférence en 1883, il parle de « l’infériorité actuelle des pays musulmans, la décadence des États gouvernés par l’islam » et de la « nullité des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation ».

Les discours de Renan sont loin d’être sans conséquence. Il occupe des positions académiques et intellectuelles reconnues jusqu’à aujourd’hui. Il est l’un des pères de la IIIème République. Ses thèses sont reprises dans des manuels scolaires et dans des dictionnaires. Il est encore aujourd’hui cité par des femmes et hommes politiques, ou par des éditorialistes politiques.

Pour prendre un exemple de cet héritage, le dictionnaire Larousse de 1931 utilise pour le mot « Arabe » la formule suivante : « Fanatiques musulmans, les Arabes sont les grands propagateurs de l’islamisme en Afrique. » 

Les politiques ne sont pas les seuls à reprendre les thèses des politiques pro-colonisatrices, comme l’idée que tout·e musulman·e pratiquant l’Islam est fanatique. L’écrivain, Guy de Maupassant, écrit par dans ses correspondances : « Ceux-là des Arabes qu’on croyait civilisés, qui se montrent en temps ordinaire disposés à accepter nos mœurs, à partager nos idées, à seconder notre action, redeviennent tout à coup, dès que le Ramadan commence, sauvagement fanatiques et stupidement fervents. » 

De l’orientalisme à l’islamophobie genrée

Au-delà des discours politiques, les discours sur l’Islam imprègnent également les arts au cours de cette période.

Fétichisme, exotisation, orientalisme ; même lorsque les artistes se réclament d’une vision positive de l’Islam, ils créent un imaginaire raciste, qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Au mieux, les artistes occidentaux fabriquent de toute pièce un « Orient » rêvé, au pire, ils tiennent des propos explicitement racistes et islamophobes.

Les artistes orientalistes dépeignent un Orient mystérieux, un monde merveilleux et luxueux. Leurs sujets favoris ? La vie intime des « harems » et les figures de guerriers héroïques.  Les femmes arabes sont le plus souvent sexualisées, lascives. Dépeindre l’intimité des femmes arabes se place dans la continuité de la conquête coloniale. Les femmes sont colonisées comme l’ont été les terres : le rapprochement se fait aussi dans le vocabulaire (possession, conquête, domination, etc.)

Lalla Essaydi : Grande Odalisque 2

L’œuvre ci-dessus, réalisée par l’artiste Lalla Essaydi, s’inspire de la Grande Odalisque d’Ingres. Le peintre est également à l’origine d’autres tableaux emblématiques du mouvement orientaliste (voir aussi « Le Bain turc »), alors qu’il ne s’est jamais rendu dans cet Orient fantasmé.

Si certains peintres n’ont jamais mis les pieds dans les pays qu’ils représentent, d’autres décrivent dans des correspondances, des carnets de voyages.  Le peintre orientaliste Benjamin Constant raconte dans ses « Feuillets d’un carnet de peintre » la réaction qu’il a eue après avoir pénétré dans l’espace réservé aux femmes d’une maison marocaine : « Vous sentez qu’elles ne sont pas le moins du monde embarrassées et qu’elles sont dépourvues de toute faculté d’analyse, dépourvues de raison, de volonté, d’âme : ce sont de jolis petits animaux, dont la fonction est de vivre et de déployer, par des gestes lents et rares, les lignes subtiles de leur beauté. »

Le récit colonial est sexualisé. Les femmes des pays colonisés sont objectivées dans les œuvres, et aussi exploitées sexuellement. Les colons se livrent à un véritable tourisme sexuel, parfois relaté avec fierté par des Français dans leurs correspondances (parmi eux, certains des plus célèbres auteurs français comme Gustave Flaubert).

C’est la même idéologie qui est mise en œuvre en 1958, lorsque les épouses des généraux Massu et Salan organisent le dévoilement sur la place publique d’une douzaine de femmes. Comme si se libérer de ce voile, et par extension de l’Islam, serait libérateur.

Pour les colons, le contrôle de l’Islam passe par le contrôle des femmes. Depuis, le contrôle du corps des femmes est toujours au cœur des politiques islamophobes. Ainsi, le combat contre toute forme d’ingérence dans le choix vestimentaire des femmes est au coeur de nos luttes féministes et antiracistes, pour une société dans laquelle toutes les femmes seraient libres de disposer de leurs corps comme elles l’entendent et d’être qui elles veulent être.

Lalla Essaydi, harem revisited

Pour trancher avec les images produites par l’exploitation des femmes coloniales, cet article est illustré par les œuvres de l’artiste Lalla Essaydi. Elle a grandi au Maroc et vit aux Etats-Unis. Elle décrit son travail comme des «expressions de son histoire personnelle, des réflexions sur la vie des femmes arabes en général, et aussi, sur la fascination occidentale, comme exprimée dans le domaine de la peinture (l’odalisque, le voile, et bien sûr le harem) » (traduction personnelle). Ces images imprègnent  toujours le présent, et Lalla Essaydi revendique l’usage du corps des femmes arabes pour rompre avec cette tradition. Elle cherche à interroger le·la spectateur·rice sur « l’Orientalisme en tant que projection des fantasmes sexuels des hommes artistes occidentaux -en d’autres termes en tant que tradition voyeuriste ».

Pour en savoir plus :

Crédit image à la une : Lalla Essaydi, Harem revisited