6 raisons pour lesquelles les réunions en non-mixité sont importantes

par | 13/02/18 | (Dé)construction

 

« Une réunion en non-mixité ? Mais c’est choquant ! » J’avoue qu’au début, j’avais aussi ce genre de réactions. Je me disais que c’était injuste : si des gens voulaient nous aider, on n’allait pas quand même pas les empêcher de participer ?! Et puis j’ai participé à des réunions non-mixtes, et j’ai compris. J’ai compris en quoi ces espaces, pensés non pas contre les autres mais pour nous, sont nécessaires et même essentiels.

 

Ces derniers temps, plusieurs espaces en non-mixité ont soulevé de vifs débats : des réunions de féministes pendant les rassemblements de Nuit debout, des ateliers du festival Nyansapo organisé par le collectif afroféministe Mwasi, ou encore deux sessions réservées aux enseignant·e·s racisé·e·s lors d’un stage du syndicat SUD-Education 93. Il n’en fallait pas plus pour que les grand·e·s défenseur·euse·s de l’Egalité à la française montent sur leurs grands chevaux. « Communautarisme », « racisme anti-Blancs », « sexisme anti-hommes », tout y est passé.

Les auteur·e·s de telles accusations oublient simplement au passage que le racisme et le sexisme font partie d’un système à l’œuvre au quotidien, et se traduisent par des discriminations à l’échelle de la société – dans l’emploi, le logement, le traitement face aux autorités, etc. – et pas par quelques actions individuelles isolées. La comparaison paraît légèrement disproportionnée lorsque l’on parle d’ateliers réunissant quelques personnes en des lieux et des moments spécifiques. D’ailleurs, il s’agit à chaque fois de seulement quelques sessions au sein d’événements plus larges, ouverts à tou·te·s. Bizarrement, ces événements ne semblaient jusque-là pas intéresser beaucoup de celles et ceux qui se sont offusqué·e·s des sessions non-mixtes.

Beaucoup de ces indigné·e·s du jour sont en effet bien moins réactif·ve·s lorsqu’il s’agit du racisme et du sexisme ancrés dans la société que ces mêmes organisations et d’autres dénoncent. Caroline de Haas écrit à ce sujet : « Intéressant de noter que quand 15 ou 20 femmes décident de se réunir entre elles, le nombre de tweets et de papiers que cela peut déclencher. Il se passe chaque jour à la surface de la planète des centaines de réunions politiques, syndicales, professionnelles composées à 100% d’hommes sans que cela ne froisse personne. » En France, je dirais même de réunions composées à 100% d’hommes blancs, hétéros, valides, etc. Et pitié, ne venez pas chipoter en me disant que si, dans tel comité, il y a trois femmes dont une qui s’appelle Karima, ce qui fait baisser le taux à 94%.

 

Ceci n’est pas une rencontre en non-mixité. / Crédit : Jean-Sébastien Evrard / AFP

 

N’en déplaise à certain·e·s, les espaces non-mixtes sont essentiels pour les personnes discriminées dans la société, et voici pourquoi.

 

1. Avoir UN espace protégé des agressions qui ponctuent notre vie

 

Pour vous expliquer l’intérêt des espaces non-mixtes et le véritable besoin auquel ils répondent, je vais vous parler de mon propre vécu. Je suis une femme, jeune, musulmane, d’origine maghrébine, portant un foulard. Depuis que je suis petite, ma vie et celle de ma famille est parsemée de discriminations, sérieusement handicapantes pour évoluer dans la société, et d’agressions verbales, plus ou moins violentes. Les discriminations, c’est quand mon CV a trois fois moins de chances d’être retenu que celui d’une candidate avec un prénom français, quand je suis exclue de certaines associations ou d’autres lieux censés être ouverts à tou·te·s parce que j’ai un foulard, ou quand mon frère utilise le nom de famille (européen) de sa femme parce qu’il obtient bien plus de visites d’appartements qu’avec le nôtre. Les agressions verbales, c’est quand des inconnu·e·s dans la rue nous aboient de « rentrer dans notre pays », que la collègue de ma mère parle bien fort pour dire à quel point elle déteste les musulman·e·s, ou que des gens que je connais à peine me demandent pourquoi je suis une religion aussi arriérée / misogyne / débile / cruelle (entourer la mention correspondante).

 

Bon. Bah clairement, avoir UN espace dans ma vie où je ne serai pas agressée verbalement, renvoyée à des préjugés sur mes origines, ou sommée de me justifier sur mes croyances, ce n’est pas du luxe. On pourrait penser que notre cercle d’ami·e·s, par exemple, pourrait remplir cette fonction, mais ce n’est malheureusement pas le cas. Je ne compte plus les fois où j’ai été prise de court par des micro-agressions, qui n’étaient pas dues au fait que j’ai des ami·e·s racistes ou intolérant·e·s, loin de là, mais au fait que même les personnes les plus ouvertes peuvent avoir des propos ou des gestes blessants sans s’en rendre compte, tellement les préjugés sont véhiculés de manière insidieuse dans la société. « Mais ça va, ton père, il est sympa quand même » ; « Je comprends pas comment toi, qui es si indépendante, tu peux avoir choisi d’être oppressée en portant le voile » ; « En même temps, c’est un peu vous qui provoquez »

 

2. Eviter la remise en question de nos vécus par des militant·e·s non-concerné·e·s

 

Ne croyez surtout pas que les milieux militants sont par essence « safe », épargnés par ces micro-agressions. Dans ces espaces, il est courant que des personnes remettent en question les vécus des concerné·e·s. Vous n’imaginez pas la violence que cela représente lorsque l’on prend notre courage à deux mains, que l’on raconte des expériences douloureuses, et que l’on obtient pour réponse : « Mouais, y a des cons partout », « Mais t’es pas un peu parano ? », voire même « Arrête, c’est pas crédible, c’est trop gros pour être vrai ».

 

 

Sur le blog Crêpe Georgette, on retrouve un exemple typique : pendant Nuit debout, des femmes témoignent d’agressions sexuelles qu’elles ont subies pendant les rassemblements. « Et, aussitôt, comme à chaque fois (COMME A CHAQUE FOIS) un homme est intervenu pour dire qu’il n’avait pas constaté ce genre de comportements et que ça n’était pas l’esprit de Nuit debout. » Vous l’avez vécu dans votre chair, mais une personne qui n’est pas concernée vous explique tout simplement que vous inventez. Même mécanisme quand une personne blanche vous dit qu’elle n’a pas constaté de racisme, ou qu’une personne non-musulmane vous explique que l’islamophobie n’existe pas. Au lieu de recevoir de l’empathie et du soutien, nous devons prouver que nous n’affabulons pas. On a déjà vu plus constructif.

 

3. Libérer la parole en étant entre concerné·e·s

 

Toutes les personnes qui ont assisté à des réunions non-mixtes vous le diront : cela libère la parole. Le sentiment de sécurité créé par la non-mixité permet d’exprimer des choses qui n’auraient jamais été dites en présence d’autres personnes – de peur de voir nos propos remis en cause, par exemple, ce qui est d’autant plus violent que les sujets abordés sont à la fois intimes et porteurs de souffrances. Cette libération de la parole a une importance fondamentale pour les concerné·e·s, car elle permet de se libérer d’un poids pour avancer, mais aussi de recevoir du soutien, de se sentir moins seul·e dans cette situation, de partager des conseils, d’être orienté·e vers des ressources ou des structures adaptées, etc.

 

Pour les femmes racisées et/ou musulmanes, ces espaces sont salvateurs (et je pèse mes mots), car ce sentiment de liberté est tout simplement inexistant ailleurs. Nous sommes constamment sous la menace que nos propos soient instrumentalisés contre nos propres communautés, et alimentent encore les discriminations. Si nous sommes victimes du comportement d’un homme de notre entourage, par exemple, nous savons qu’en parler suscitera des réactions attribuant son comportement à son origine, sa religion et/ou sa classe sociale, renforçant ainsi les préjugés. Entre concernées, nous pouvons parler en étant libérées de cette pression, et ainsi nous exprimer sur des problématiques que nous aurions tues ailleurs. Ceci revêt une importance vitale lorsque l’on pense à des cas de violences conjugales, par exemple.

 

4. Se réapproprier la parole sur nos problématiques

 

Le fait d’être entre personnes concernées permet également d’éviter de reproduire les mécanismes de domination présents dans la société, chose qu’on observe particulièrement dans la répartition de la parole. Les personnes privilégiées n’ont pas conscience d’être favorisées par la société lorsqu’elles veulent s’exprimer, et les groupes minoritaires sont habitués à ce que leur voix soit étouffée et jugée illégitime, les faisant alors renoncer à prendre la parole. Encore récemment, je suis allée à une réunion d’information dont la problématique concernait principalement les femmes, qui représentaient d’ailleurs la majorité des personnes présentes. Pourtant, c’est quelques-uns des hommes présents qui ont monopolisé la parole (j’ai dit « quelques-uns », on sait que toi tu n’es pas comme ça, tout va bien), allant jusqu’à hausser la voix pour interrompre les rares femmes qui s’exprimaient. Dans une réunion non-mixte, nous aurions tout simplement PU nous exprimer sur ce sujet qui nous concernait en premier lieu.

 

En tant que femmes musulmanes, plus particulièrement, nous vivons dans une société où nos voix sont complètement ignorées, et où des personnes non-musulmanes – bien souvent des hommes –  sont jugées plus légitimes que nous à parler de notre situation et des sujets qui nous concernent.

 

Crédit photo : Capture d’écran BFM

 

Dans ce contexte, les espaces non-mixtes permettent de ne plus laisser d’autres personnes parler (souvent à tort et à travers) à notre place, de nous exprimer, de reprendre confiance en nous, et de prendre conscience que c’est notre parole qui est la plus légitime – contrairement à l’argument ahurissant selon lequel nous serions « trop concernées pour pouvoir en parler ». C’est donc une vraie démarche d’empowerment.

 

5. Eviter de perdre du temps et pouvoir enfin avancer

 

Il faut aussi savoir que dans les réunions mixtes, nous perdons énormément de temps à reprendre encore et toujours les mêmes sujets. Certes, il est nécessaire de permettre à tout le monde de participer et ainsi de se déconstruire, mais des moments sont également nécessaires pour a-van-cer. Car une immense partie des réunions est consacrée à expliquer à des personnes non-concernées que oui, le racisme/le sexisme/l’islamophobie/… existe(nt), ou que non, toutes les femmes ne rencontrent pas les mêmes difficultés – et à fournir des exemples pour que ces personnes daignent le reconnaître. Comment avancer dans la lutte contre un problème avec des gens qui ne reconnaissent même pas son existence, ou qui pensent juste à ramener la couverture vers eux·elles ?

 

Etre entre personnes concernées permet donc de conserver ce temps précieux pour aller directement à l’essentiel. Par exemple, au lieu de perdre deux heures de réunion à débattre pour savoir s’il faudrait dire « islamophobie » ou « racisme anti-musulman·e·s », un groupe de musulman·e·s passera directement aux besoins concrets, à savoir comment se protéger des discriminations et des agressions. Cela répond à une urgence que certain·e·s non-concerné·e·s ne comprennent visiblement pas lorsqu’ils·elles épuisent le peu de temps disponible en débattant sur les termes, en demandant aux concerné·e·s de prouver l’existence de leurs oppressions, ou en voulant à tout prix que l’on reconnaisse qu’ils·elles sont différent·e·s et ne sont pas racistes ou sexistes. Okay, nous sommes les mieux placé·e·s pour savoir que ça existe, appelle ce phénomène comme tu veux, et oui toi tu es gentil·le puisque tu es là. Maintenant on peut avancer ?

 

6. Définir nous-mêmes nos priorités et moyens d’action

 

En plus d’aller à l’essentiel, les temps en non-mixité, grâce à la libération de la parole, permettent de faire émerger des préoccupations communes, des priorités, des souhaits dans les moyens d’action, etc. Or, ceux-ci sont parfois à l’opposé de ceux identifiés par les allié·e·s. Par exemple, certain·e·s sont persuadé·e·s que la priorité pour les femmes musulmanes est de « s’émanciper » des hommes de leur famille, alors que la plupart des concernées estiment que leurs principales difficultés résident dans les discriminations qu’elles rencontrent dans la société, par exemple dans l’accès à l’emploi ou à des espaces publics.

 

En tant que concerné·e·s, nous devons donc être les acteur·trice·s de nos luttes, et définir notre agenda et nos moyens d’action nous-mêmes. Comme l’affirment les féministes de Mwasi, « nous pensons être les mieux placées pour saisir les armes de notre émancipation ».

 

L’affiche du festival NYANSAPO / Crédit : Mwasi

 

Dans cette approche, la sociologue et militante féministe Christine Delphy souligne l’importance des moments non-mixtes : « La pratique de la non-mixité est tout simplement la conséquence de la théorie de l’auto-émancipation. L’auto-émancipation, c’est la lutte par les opprimés pour les opprimés ».

 

Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de place pour les non-concerné·e·s dans la lutte : les allié·e·s sont précieux·ses et ont toute leur place dans l’immense majorité des temps de réunion des organisations. Mais c’est aux concerné·e·s de définir leurs besoins, et il se trouve que l’un d’entre eux est d’avoir des espaces safe, pour libérer leurs paroles et avancer selon leurs propres priorités.

 

 

Crédit image à la une : The Foxy five, web-série sud-africaine sur le féminisme intersectionnel

 

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