Derrière l’interdiction du port du voile, c’est la liberté d’expression des salarié·e·s qui est menacée

par | 8/12/17 | (Dé)construction

Lallab s’interroge sur les conséquences de la clause de neutralité dans les entreprises, qui leur permet désormais de licencier une personne n’ayant pas fait preuve de neutralité philosophique, politique ou religieuse.

Jusqu’à cet arrêt du 22 novembre 2017, le principe en matière d’interdiction du port d’un voile ou d’un turban en entreprise était que cette interdiction n’était possible que si elle était justifiée pour des raisons sanitaires ou sécuritaires pour les salariées.

Ainsi, comme l’expliquait le « Guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées » du Ministère du Travail :

« Le turban sikh ou le voile islamique et le port du casque de chantier ou d’une charlotte sont incompatibles. Il en est de même avec le port d’une simple casquette. Ce n’est donc pas le turban sikh ou le voile islamique qui sont interdits mais tout accessoire faisant obstacle au port du casque ou de la charlotte alors qu’il/elle est obligatoire ; le port d’une chaîne avec une croix ou une étoile de David par du personnel infirmier peut présenter un risque pour la sécurité des patients. Il en est de même avec toute chaîne et pendentif de nature non religieuse. De la même façon que ci-dessus, ce n’est pas le symbole religieux qui sera interdit par le règlement intérieur mais le port du bijou, indépendamment de sa signification. »

Vous l’aurez compris, ce n’est pas le symbole religieux qui pose difficulté mais l’éventuelle dangerosité d’une tenue ou d’un bijou pour son porteur et pour les autres, quelle qu’en soit la nature.

Chez Lallab, nous sommes parfaitement en accord avec ce principe, dicté par le bon sens, et nous pensons, en effet, que la sécurité des personnes est une priorité, qui doit être recherchée et appliquée par les entreprises.

Toutefois, la jurisprudence vient d’ouvrir la possibilité, pour les entreprises, d’interdire le port d’un signe religieux, mais aussi philosophique ou politique, si la personne qui le porte est en contact avec la clientèle.

C’est cette interdiction qui nous pose question, et nous inquiète.

Qui décide de la signification politique, philosophique ou religieuse d’un vêtement ?

Turban, foulard, coiffe, bandeau, serre-tête, bonnet, chapeau, perruque, et autres accessoires : il y a autant de vêtements qu’il peut y avoir de significations derrière. L’auteure de ces lignes est d’origine antillaise, et en Outre-Mer, nos coiffes sont dépourvues de signification religieuse, mais ont une fonction sociale : elles permettent de déterminer le statut amoureux d’une personne.

« Mon cœur est pris, à prendre, libre ou ouvert à de nouvelles propositions » : tout est une question de nouage et, vous l’aurez compris, rien de très spirituel dans ces coiffes un tantinet polissonnes. Pour chaque culture, pour chaque personne, ce qu’elle met sur sa tête a un sens qu’elle est seule à connaitre : choix purement esthétique, par pudeur, ou par volonté de témoigner sa soumission à Dieu, ce choix lui appartient.

Mais concrètement, si demain je viens avec un turban dans les cheveux dans l’école (privée) où j’enseigne le droit, cela signifie que je pourrais être licenciée ? Si j’explique que je porte cette coiffe pour trouver l’amour, mon licenciement ne sera pas justifié, mais si je déclare le porter par respect pour Dieu, dans ce cas il le sera ?

N’est-ce pas prendre le risque de grave rupture d’un traitement égalitaire entre les salarié·e·s ?

Si je déclare que c’est un choix esthétique, est-ce que mon employeur pourra m’imposer son point de vue sur ma coiffe et m’imposer un licenciement ? Faire rentrer cette part de subjectivité dans un droit du travail de plus en plus flexible et libéral nous semble extrêmement dommageable pour nos concitoyen·ne·s. Nous voulons que l’esprit du droit du travail soit respecté : seul·e·s les salarié·e·s qui ont commis une faute lourde rendant impossible la poursuite du contrat de travail doivent pouvoir être licencié·e·s.

Crédit photo : tag/flsustain/

Qu’est-ce qu’un·e client·e ?

L’arrêt de la Cour de cassation prévoit que cette obligation de « neutralité religieuse, philosophique et politique » s’impose à tou·te·s les salarié·e·s en contact avec des client·e·s.

Revenons à mon cas personnel, comme je l’ai expliqué plus haut, je suis chargée d’enseignement en droit dans une école privée. Si mon école m’impose cette clause de neutralité, cela signifie que je ne pourrais plus aborder de thématique politique ou philosophique en cours ? Je ne vous cache pas que cela viderait mon cours de toute sa substance, et de toute sa partie analytique. Au-delà de ça, cela permettra à un employeur de licencier une personne qui a exprimé ses opinions politiques, ou son attachement à la philosophie toltèque lors d’un déjeuner d’affaire ? De licencier une femme qui a invité son ami·e (et fournisseur·e) à la Bar Mitzvah de son fils ? Si je décide de venir habillée en jupe courte, peut-on en déduire mon appartenance au courant féministe pro-choix ?

Nous sommes circonspect·e·s…

Et qu’est-ce que les hauts magistrats entendent par « client·e » ? Mes élèves sont-ils·elles des client·e·s de mon école ? Si une salariée voilée travaille dans les bureaux d’une entreprise mais que, de son bureau, elle est visible par les client·e·s, cela peut-il justifier son licenciement ? Faut-il qu’elle soit régulièrement ou simplement occasionnellement en contact avec les client·e·s ?
Encore une fois, cette décision nous semble dangereuse, et risque d’ouvrir les vannes de licenciements abusifs basés uniquement sur le fait qu’un·e salarié·e aurait manqué à cette délicate, si ce n’est impossible « obligation de neutralité ».

Nous voulons une République inclusive, et pas exclusive

Chez Lallab, nous militons pour une République inclusive et plurielle, et nous sommes fortement attaché·e·s au principe de la liberté de culte.
Nous militons pour que chaque personne puisse s’épanouir et vivre sans restrictions son identité et ses valeurs, sans risquer d’être sanctionnée ou ostracisée du marché du travail pour cette raison.
Nous sommes également attaché·e·s à la liberté d’expression, et nous souhaitons que les salarié·e·s puissent continuer d’exprimer librement leurs opinions politiques, philosophiques et religieuses, même sur leur lieu de travail, sans risquer un licenciement pour ce fait.

Nous militons pour la sécurité de l’emploi.

Je veux que mes enfants grandissent dans une République inclusive où ils·elles pourront devenir les client·e·s et les interlocuteur·trice·s d’un·e musulman·e, d’un·e juif·ve, d’un·e catholique, d’un·e militant·e politique ou syndical·e pour apprendre et respecter ces différences.

Crédit photo à la unephotos/billkerr/